C'est avec délice que Federico s'enfonça dans son fauteuil, une tasse de café à la main. Il était plutôt fier de lui : réussir à échapper à une réunion d'Etat-Major au bout de seulement deux heures et demi, c'était un véritable exploit. En plus, cela lui avait permis de boucler son programme en avance et de régler quelques petites choses de-ci, de-là. Il avait même passé trois quarts d'heure à tenter en vain de convaincre Balor de lui parler.
Après avoir crapahuté en salle des machines, il s'était un peu reposé en s'occupant de toute la paperasse qui l'attendait sur son bureau. Il avait fait un saut à la cafétéria pour se prendre un petit gateau [pour éponger le café XD] et y avait surpris une jeune recrue en train de lire un bouquin. Il s'était amusé à lui faire peur, en lui envoyant son gobelet de café (celui de la cafétéria était définitivement ignoble, comparé à celui d'Eilaire et de la machine d'Ambre) en pleine tête, sous prétexte qu'une base militaire n'est pas une bibliothèque. Evidemment, le pauvre soldat ne se doutait pas que l'activité principale de Federico pour occuper son temps libre était la lecture... Mort de peur, le jeune s'était répandu en excuses, et était devenu blême devant le regard noir du Commandant, sa spécialité. Il s'était enfui le plus dignement possible, laissant derrière lui, à la surprise de Federico, un exemplaire de "L'art de la guerre" par Sun Tzu.
*Tiens donc, on a des soldats cultivés maintenant ? Bah, ça ne pourra pas lui faire de mal...* Il était retourné dans son bureau, avait terminé ses papiers, puis était parti à la recherche de son propre exemplaire de "L'art de la guerre", et avait fini par le bouquiner, ainsi que "Le Prince" de Machiavel et "De la guerre" de Clausewitz. Eilaire l'avait interrompu dans ses lectures pour le prévenir qu'il était l'heure de manger. Après un dîner un peu frugal, mais auquel il était habitué, il était retourné dans sa cabine, avait congédié Eilaire, et avait savouré plusieurs cafés bien chauds, le dos bien coincé dans son fauteuil.
Il lui restait à peine plus d'une demi-heure avant que Niorun n'arrive dans son bureau... Pour peu qu'elle vienne. Il hésita entre se remettre à bouquiner "le Prince" et simplement fermer les yeux en buvant, mais, soudain, il se souvint que, plus tôt dans la journée, il s'était donné une mission. Il posa la tasse sur le bureau, appuya sur un petit bouton camouflé à côté d'un pot à crayons, et la surface du bureau changea, s'illumina, pour faire apparaitre l'écran de son ordinateur personnel. Il tapota ça et là sur l'écran (il avait toujours détesté les ordinateurs à reconnaissance vocale, il avait déjà bien assez à faire avec Balor), à la recherche d'un dossier particulier. Il ne mit que dix minutes à le trouver, et pourtant, pendant toutes ces années, il s'était convaincu que ces vidéos étaient perdues à jamais. Avec un peu d'émotion, il chercha parmi les fichiers celui auquel il pensait en particulier. Quand il le trouva, son coeur fit un bond. Il tapota dessus, puis choisit l'option projecteur. Son bureau redevint normal, mais un rai de lumière en sortit pour projeter la vidéo sur le mur. Il reprit sa tasse de café, et regarda le film.
Les images étaient floues et de mauvaise qualité, ce qui témoignait de l'ancienneté du fichier. Le film avait été tourné avec une vieille caméra numérique HD. Les premières images montraient une grande salle aux murs lambrissés et éclairée par des lampes d'où s'échappait une douce lumière. Plusieurs dizaines de tables en bois sombre étient disposées dans la pièce. On apercevait, au loin, des rayonnages de bibliothèque, et une horloge qui indiquait 21h30. Tout à coup, une voix murmura.
"Hey ! Federico !"
La caméra se baissa, pour révéler un petit groupe de neuf étudiants en plein travail. Il y avait trois femmes, dont une ase, et six hommes, dont un shitennô. Ce dernier était le seul à regarder l'objectif de la caméra, et c'était vraisemblablement lui qui avait parlé. Il était souriant et semblait heureux, cependant des cernes assombrissaient son visage.
"- T'es malade de filmer ici, on va encore se faire jeter de la bibliothèque, ajouta-t-il.
- Bah, vu l'heure qu'il est, on va pas déranger grand monde, y'a que nous pour bosser la géopolitique intra-Cercle, un vendredi soir" répondit celui qui tenait la caméra.
Federico se sentit étrangement joyeux de revoir le visage de Ailie et d'entendre sa propre voix, plus jeune de quinze ans. Il était complètement absorbé par la vidéo. Pourquoi n'avait-il pas ressorti ses archives plus tôt ? La simple vue de la bibliothèque de l'Académie lui avait fait un choc.
La caméra s'était tournée vers un autre étudiant à l'air bougon, qui, toujours en murmurant, commençait à s'énerver :
"- Je te rappelle qu'on a une analyse de la collatéralité dans l'éventualité de la colonisation d'une île de Tenkaï par les humains à rendre en fin de semaine prochaine !
- Du calme, j'ai déjà préparé toute ma partie, j'ai plus qu'à rédiger, répondit Federico. Pourquoi tu stresses autant ?
- Parce que mes bons résultats à moi ne sont pas dûs à la position de mes parents !
- Tu te fous de moi ? " Federico avait littéralement hurlé. Sa voix avait résonné dans la bibliothèque. La caméra captura encore le regard surpris des autres étudiants qui avaient relevé la tête, avant de tomber sur le sol au milieu des cris, puis de s'éteindre. Le film passa immédiatement à la séquence suivante, tandis que Federico, toujours confortablement installé dans son fauteuil, se remémorait comment il avait cassé le nez de l'étudiant bougon, lequel lui avait tout de même collé un oeil au beurre noir.
Pendant un petit quart d'heure, Federico avait redécouvert le jeune homme studieux mais insouciant qu'il était, à travers plusieurs séquences dont une soirée trop arrosée et une scéance de révisions en solo au sommet d'une colline verdoyante. Puis, alors qu'il avait totalement perdu de vue ce pour quoi il s'était replongé dans ses archives, une pièce qu'il n'avait pas vue depuis bien longtemps apparut à l'écran. Il reconnut tout de suite l'immense salle tapissée de velours blanc et or, et au parquet presque entièrement recouvert d'un épais tapis écri, étendu de la porte en boix ouvragé à la baie vitrée donnant sur Babel : c'était l'appartement de ses parents. Il vit les bougies éparpillées ça et là, la bouteille de vin dans un seau près de la table basse, et le bouquet de fleurs aussi large qu'une roue de voiture, et comprit instantanément quand cette séquence avait été tournée. Il se vit entrer dans le champ de la caméra, qui était posée sur une étagère.
Il était déjà grand, à cette époque là, mais moins musclé. Ses cheveux étaient d'un noir de jais, ses yeux marron glacé, son visage ne portait aucune marque. Cela faisait une éternité que Federico ne s'était pas vu comme ça. Il était sur son 31 et semblait d'humeur joyeuse. Pendant que la caméra continuait de tourner, il préparait un repas de fête en chantonnant. A mesure que le temps passait, il devenait plus impatient. La personne qu'il attendait était sans aucun doute en retard. Plusieurs fois, il s'approcha de la caméra, et l'éteignit, probablement pour économiser du temps de vidéo. Il la rallumait de temps en temps, l'air aux aguets, puis, déçu, l'éteignait de nouveau. A chaque nouvelle séquence, la nuit se faisait plus noire. Enfin, il ralluma la caméra, cette fois-ci heureux, bien qu'extrêmement fatigué. Il avait fait une nuit blanche, comme en témoignaient ses cernes et la lumière blafarde de l'aube qui entrait par la baie vitrée.
Il ralluma toutes les bougies, fonça dans la cuisine, fit réchauffer le repas qu'il avait préparé la veille au soir, revint dans le salon, se recoiffa et reserra son noeud de cravate devant un immense miroir, se servit un verre d'eau, et allait le boire, quand une musique envahit l'appartement. Dans sa cabine sur Balor, le Federico de 3333 sourit avec nostalgie : il se souvenait parfaitement de cette sonnette de porte. Il n'y avait plus personne dans le champ de la caméra, mais on entendait assez clairement des voix venant d'une pièce noin loin.
"- Ni, t'étais où ? Je t'ai attendu toute la nuit ! Et c'est quoi tout ce sang ??
- Oh, pardon, j'étais coincée à l'hôpital, on a eu une opération incroyable, et le Docteur Wainwright a voulu que je l'assiste ! C'était un bordel monstre, je sais même pas comment on a fait pour sauver ce type, en plus ma blouse était déchirée... Tu m'en veux pas trop, Rico ?"
Le jeune Federico soupira, mais ne répondit pas. L'autre Federico, celui qui regardait la vidéo, se souvint que malgré sa fatigue, malgré sa déception, malgré sa colère, ce matin-là, il avait pardonné à Niorun. Lui qui était capable de se battre avec un étudiant pour un mot un peu blessant, il avait instantanément pardonné à Niorun qui était arrivée presque douze heures après l'heure de leur rendez-vous. Il était plongé dans le doute : pourquoi était-il si contradictoire, à l'époque ? Plusieurs fois, dans la nuit, il avait eu l'air excédé, voire désespéré. Et pourtant, après avoir vu le véhicule de Niorun dans la rue, il n'avait plus pensé qu'à une chose : tout préparer pour son arrivée. Et quand elle luia vait dit qu'elle avait fait passer son boulot avant lui, au lieu de la mépriser et de la quitter, il avait soupiré, et l'avait embrassée.
"Viens... " dit le Federico de la vidéo. Il entra dans le champ de la caméra, suivi de près par Niorun, qu'il tenait par la main. Ca y était. La Niorun qu'il avait connue, qu'il avait aimée, se tenait là, devant lui, sur le mur de sa cabine. Elle avait les cheveux plus courts, ses cornes aussi étaient différentes, peut-être plus fines, ou plus claires. Elle avait le teint pâle et des cernes, mais ses yeux trahissaient son émerveillement. Malgré ses vêtements larges tachés de sang, elle resplendissait. Federico se regarda installer Niorun sur un pouf près de la table basse, faire quelques allers et retours à la cuisine, puis, une fois le repas servi, sortir un écrin de la poche de sa veste, le présenter à la belle ase, et lui dire, les yeux brillants : "Joyeux Anniversaire, Ni". Federico réalisa que le simple fait de l'appeler Ni était mille fois plus tendre que tous les "mon amour" qu'il avait pu proférer à d'autres. Il se perdit dans le regard de Niorun, qui regardait son exemplaire de l'époque avec plus d'amour qu'on ne pouvait imaginer.
*C'était de la passion, et en même temps, ça n'en était pas... Elle m'épaulait, et je lui rendais la pareille, on était tellement proches... Qu'est-ce que qu'il s'est passé pour qu'on en arrive là ? Qu'est-ce que... Qu'est-ce que j'ai fait... *
On frappa à la porte, et il sursauta si violemment qu'il renversa ce qu'il restait de café dans sa tasse sur son bureau. Il appuya sur le bouton pour éteindre le projecteur, puis essuya le café à la hâte, et se dirigea vers la porte. Il était encore ému de ce qu'il venait de voir, et commençait à regretter d'avoir retrouvé ses archives. Il fallait qu'il tienne le coup, il ne fallait surtout pas qu'il flanche. Niorun était derrière la porte, il le savait. Et l'ouvrir allait être le début d'un long chemin obscur et difficile à suivre, il le savait.
Pourtant, il ouvrit. Elle était là. Elle était venue. Subitement, il ne voyait plus le nouveau médecin de Balor, il voyait en elle la femme qu'elle était aujourd'hui, et celle qui l'avait regardé avec tant d'amour. La gorge un peu serrée, et même plus conscient du fait qu'il portait son masque, il dit :
"Entre. " Il ne serait plus question de Commandant ou de Docteur, ce soir.
Après avoir crapahuté en salle des machines, il s'était un peu reposé en s'occupant de toute la paperasse qui l'attendait sur son bureau. Il avait fait un saut à la cafétéria pour se prendre un petit gateau [pour éponger le café XD] et y avait surpris une jeune recrue en train de lire un bouquin. Il s'était amusé à lui faire peur, en lui envoyant son gobelet de café (celui de la cafétéria était définitivement ignoble, comparé à celui d'Eilaire et de la machine d'Ambre) en pleine tête, sous prétexte qu'une base militaire n'est pas une bibliothèque. Evidemment, le pauvre soldat ne se doutait pas que l'activité principale de Federico pour occuper son temps libre était la lecture... Mort de peur, le jeune s'était répandu en excuses, et était devenu blême devant le regard noir du Commandant, sa spécialité. Il s'était enfui le plus dignement possible, laissant derrière lui, à la surprise de Federico, un exemplaire de "L'art de la guerre" par Sun Tzu.
*Tiens donc, on a des soldats cultivés maintenant ? Bah, ça ne pourra pas lui faire de mal...* Il était retourné dans son bureau, avait terminé ses papiers, puis était parti à la recherche de son propre exemplaire de "L'art de la guerre", et avait fini par le bouquiner, ainsi que "Le Prince" de Machiavel et "De la guerre" de Clausewitz. Eilaire l'avait interrompu dans ses lectures pour le prévenir qu'il était l'heure de manger. Après un dîner un peu frugal, mais auquel il était habitué, il était retourné dans sa cabine, avait congédié Eilaire, et avait savouré plusieurs cafés bien chauds, le dos bien coincé dans son fauteuil.
Il lui restait à peine plus d'une demi-heure avant que Niorun n'arrive dans son bureau... Pour peu qu'elle vienne. Il hésita entre se remettre à bouquiner "le Prince" et simplement fermer les yeux en buvant, mais, soudain, il se souvint que, plus tôt dans la journée, il s'était donné une mission. Il posa la tasse sur le bureau, appuya sur un petit bouton camouflé à côté d'un pot à crayons, et la surface du bureau changea, s'illumina, pour faire apparaitre l'écran de son ordinateur personnel. Il tapota ça et là sur l'écran (il avait toujours détesté les ordinateurs à reconnaissance vocale, il avait déjà bien assez à faire avec Balor), à la recherche d'un dossier particulier. Il ne mit que dix minutes à le trouver, et pourtant, pendant toutes ces années, il s'était convaincu que ces vidéos étaient perdues à jamais. Avec un peu d'émotion, il chercha parmi les fichiers celui auquel il pensait en particulier. Quand il le trouva, son coeur fit un bond. Il tapota dessus, puis choisit l'option projecteur. Son bureau redevint normal, mais un rai de lumière en sortit pour projeter la vidéo sur le mur. Il reprit sa tasse de café, et regarda le film.
Les images étaient floues et de mauvaise qualité, ce qui témoignait de l'ancienneté du fichier. Le film avait été tourné avec une vieille caméra numérique HD. Les premières images montraient une grande salle aux murs lambrissés et éclairée par des lampes d'où s'échappait une douce lumière. Plusieurs dizaines de tables en bois sombre étient disposées dans la pièce. On apercevait, au loin, des rayonnages de bibliothèque, et une horloge qui indiquait 21h30. Tout à coup, une voix murmura.
"Hey ! Federico !"
La caméra se baissa, pour révéler un petit groupe de neuf étudiants en plein travail. Il y avait trois femmes, dont une ase, et six hommes, dont un shitennô. Ce dernier était le seul à regarder l'objectif de la caméra, et c'était vraisemblablement lui qui avait parlé. Il était souriant et semblait heureux, cependant des cernes assombrissaient son visage.
"- T'es malade de filmer ici, on va encore se faire jeter de la bibliothèque, ajouta-t-il.
- Bah, vu l'heure qu'il est, on va pas déranger grand monde, y'a que nous pour bosser la géopolitique intra-Cercle, un vendredi soir" répondit celui qui tenait la caméra.
Federico se sentit étrangement joyeux de revoir le visage de Ailie et d'entendre sa propre voix, plus jeune de quinze ans. Il était complètement absorbé par la vidéo. Pourquoi n'avait-il pas ressorti ses archives plus tôt ? La simple vue de la bibliothèque de l'Académie lui avait fait un choc.
La caméra s'était tournée vers un autre étudiant à l'air bougon, qui, toujours en murmurant, commençait à s'énerver :
"- Je te rappelle qu'on a une analyse de la collatéralité dans l'éventualité de la colonisation d'une île de Tenkaï par les humains à rendre en fin de semaine prochaine !
- Du calme, j'ai déjà préparé toute ma partie, j'ai plus qu'à rédiger, répondit Federico. Pourquoi tu stresses autant ?
- Parce que mes bons résultats à moi ne sont pas dûs à la position de mes parents !
- Tu te fous de moi ? " Federico avait littéralement hurlé. Sa voix avait résonné dans la bibliothèque. La caméra captura encore le regard surpris des autres étudiants qui avaient relevé la tête, avant de tomber sur le sol au milieu des cris, puis de s'éteindre. Le film passa immédiatement à la séquence suivante, tandis que Federico, toujours confortablement installé dans son fauteuil, se remémorait comment il avait cassé le nez de l'étudiant bougon, lequel lui avait tout de même collé un oeil au beurre noir.
Pendant un petit quart d'heure, Federico avait redécouvert le jeune homme studieux mais insouciant qu'il était, à travers plusieurs séquences dont une soirée trop arrosée et une scéance de révisions en solo au sommet d'une colline verdoyante. Puis, alors qu'il avait totalement perdu de vue ce pour quoi il s'était replongé dans ses archives, une pièce qu'il n'avait pas vue depuis bien longtemps apparut à l'écran. Il reconnut tout de suite l'immense salle tapissée de velours blanc et or, et au parquet presque entièrement recouvert d'un épais tapis écri, étendu de la porte en boix ouvragé à la baie vitrée donnant sur Babel : c'était l'appartement de ses parents. Il vit les bougies éparpillées ça et là, la bouteille de vin dans un seau près de la table basse, et le bouquet de fleurs aussi large qu'une roue de voiture, et comprit instantanément quand cette séquence avait été tournée. Il se vit entrer dans le champ de la caméra, qui était posée sur une étagère.
Il était déjà grand, à cette époque là, mais moins musclé. Ses cheveux étaient d'un noir de jais, ses yeux marron glacé, son visage ne portait aucune marque. Cela faisait une éternité que Federico ne s'était pas vu comme ça. Il était sur son 31 et semblait d'humeur joyeuse. Pendant que la caméra continuait de tourner, il préparait un repas de fête en chantonnant. A mesure que le temps passait, il devenait plus impatient. La personne qu'il attendait était sans aucun doute en retard. Plusieurs fois, il s'approcha de la caméra, et l'éteignit, probablement pour économiser du temps de vidéo. Il la rallumait de temps en temps, l'air aux aguets, puis, déçu, l'éteignait de nouveau. A chaque nouvelle séquence, la nuit se faisait plus noire. Enfin, il ralluma la caméra, cette fois-ci heureux, bien qu'extrêmement fatigué. Il avait fait une nuit blanche, comme en témoignaient ses cernes et la lumière blafarde de l'aube qui entrait par la baie vitrée.
Il ralluma toutes les bougies, fonça dans la cuisine, fit réchauffer le repas qu'il avait préparé la veille au soir, revint dans le salon, se recoiffa et reserra son noeud de cravate devant un immense miroir, se servit un verre d'eau, et allait le boire, quand une musique envahit l'appartement. Dans sa cabine sur Balor, le Federico de 3333 sourit avec nostalgie : il se souvenait parfaitement de cette sonnette de porte. Il n'y avait plus personne dans le champ de la caméra, mais on entendait assez clairement des voix venant d'une pièce noin loin.
"- Ni, t'étais où ? Je t'ai attendu toute la nuit ! Et c'est quoi tout ce sang ??
- Oh, pardon, j'étais coincée à l'hôpital, on a eu une opération incroyable, et le Docteur Wainwright a voulu que je l'assiste ! C'était un bordel monstre, je sais même pas comment on a fait pour sauver ce type, en plus ma blouse était déchirée... Tu m'en veux pas trop, Rico ?"
Le jeune Federico soupira, mais ne répondit pas. L'autre Federico, celui qui regardait la vidéo, se souvint que malgré sa fatigue, malgré sa déception, malgré sa colère, ce matin-là, il avait pardonné à Niorun. Lui qui était capable de se battre avec un étudiant pour un mot un peu blessant, il avait instantanément pardonné à Niorun qui était arrivée presque douze heures après l'heure de leur rendez-vous. Il était plongé dans le doute : pourquoi était-il si contradictoire, à l'époque ? Plusieurs fois, dans la nuit, il avait eu l'air excédé, voire désespéré. Et pourtant, après avoir vu le véhicule de Niorun dans la rue, il n'avait plus pensé qu'à une chose : tout préparer pour son arrivée. Et quand elle luia vait dit qu'elle avait fait passer son boulot avant lui, au lieu de la mépriser et de la quitter, il avait soupiré, et l'avait embrassée.
"Viens... " dit le Federico de la vidéo. Il entra dans le champ de la caméra, suivi de près par Niorun, qu'il tenait par la main. Ca y était. La Niorun qu'il avait connue, qu'il avait aimée, se tenait là, devant lui, sur le mur de sa cabine. Elle avait les cheveux plus courts, ses cornes aussi étaient différentes, peut-être plus fines, ou plus claires. Elle avait le teint pâle et des cernes, mais ses yeux trahissaient son émerveillement. Malgré ses vêtements larges tachés de sang, elle resplendissait. Federico se regarda installer Niorun sur un pouf près de la table basse, faire quelques allers et retours à la cuisine, puis, une fois le repas servi, sortir un écrin de la poche de sa veste, le présenter à la belle ase, et lui dire, les yeux brillants : "Joyeux Anniversaire, Ni". Federico réalisa que le simple fait de l'appeler Ni était mille fois plus tendre que tous les "mon amour" qu'il avait pu proférer à d'autres. Il se perdit dans le regard de Niorun, qui regardait son exemplaire de l'époque avec plus d'amour qu'on ne pouvait imaginer.
*C'était de la passion, et en même temps, ça n'en était pas... Elle m'épaulait, et je lui rendais la pareille, on était tellement proches... Qu'est-ce que qu'il s'est passé pour qu'on en arrive là ? Qu'est-ce que... Qu'est-ce que j'ai fait... *
On frappa à la porte, et il sursauta si violemment qu'il renversa ce qu'il restait de café dans sa tasse sur son bureau. Il appuya sur le bouton pour éteindre le projecteur, puis essuya le café à la hâte, et se dirigea vers la porte. Il était encore ému de ce qu'il venait de voir, et commençait à regretter d'avoir retrouvé ses archives. Il fallait qu'il tienne le coup, il ne fallait surtout pas qu'il flanche. Niorun était derrière la porte, il le savait. Et l'ouvrir allait être le début d'un long chemin obscur et difficile à suivre, il le savait.
Pourtant, il ouvrit. Elle était là. Elle était venue. Subitement, il ne voyait plus le nouveau médecin de Balor, il voyait en elle la femme qu'elle était aujourd'hui, et celle qui l'avait regardé avec tant d'amour. La gorge un peu serrée, et même plus conscient du fait qu'il portait son masque, il dit :
"Entre. " Il ne serait plus question de Commandant ou de Docteur, ce soir.