Balor, salle B-17 de réunion d’état-major de la flotte
-Et bien messieurs, sommes-nous arrivés à un concensus ?
Un silence prononcé fut la seule réponse à la question du vice-amiral Antonio Ramirez, silence à peine troublé par quelques toussotements innocents et les froissements de papier habituels. Assis au bout de la grande table de réunion, Ramirez fit appel à toute la maîtrise due à son rang pour ne pas laisser échapper le soupir qui montait en lui. Evidemment, qu’ils n’étaient pas arrivés à un concensus. En pareil temps de paix, un groupe d’officiers d’état-major n’arriverait jamais à un concensus après –il jeta un œil discret au chrono mural- à peine quatre heures de délibérations. Et encore, quatre heures aujourd’hui même. La question était en vérité débattue depuis plusieurs semaines. Et c’était lui, Ramirez, qui avait été désigné pour présider la discussion. Quand il avait accepté son transfert de Carbonek sur Balor, il s’était attendu à ce que genre de choses arrivent. Il n’y avait pas moins de formalités administratives et de paperasse dans l’espace que sur le plancher des vaches (ou, en ce qui concernait Carbonek et Avalon en général, le plancher plutôt humide des grenouilles arc-en-ciel). Dire qu’en ce moment, il pourrait être tranquillement sur Babylone ou Tenkaï, au bord de l’eau, une canne à pêche entre les mains et le seul bourdonnement des insectes folâtres pour lui donnner mal à la tête ! Mais non, il avait encore une fois écouté le sens du devoir, accepté la proposition sans rien dire et voilà qu’il se retrouvait une fois de plus entouré d’une bande de guignols en uniformes qui n’avaient pour la plupart aucune idée de ce qu’être un militaire signifiait réellement. Enfin, presque tous. Ramirez jeta un coup d’œil au maréchal Cyn, qui était assis à l’autre bout de la table de réunion. Jugeant la décision qui allait se prendre d’importance, le supérieur de Ramirez avait décidé d’assister aux palabres, et si il restait totalement maître de lui-même, il n’était pas difficile de deviner qu’il se demandait s’il avait bien fait de venir.
Et pourtant, ce n’était pas n’importe quelle question qui était débattue. La nomination d’un commandant de vaisseau ne prenait généralement pas autant de temps, mais lorsqu’il s’agissait de la dernière vivenef mobile en poste dans l’armée, cela provoquait toujours de grands débats. Parce qu’il s’agissait d’une vivenef, parce que placer quelqu’un sur le pont de Nimue tenait en quelques sortes de l’exil militaire, et parce que Raimrez soupçonnait cyniquement ses collègues de n’avoir rien d’autre à faire que de passer des heures à choisir le pauvre type qu’ils allaient humilier en le mettant ainsi sur le banc de touche. Pour sa part, Ramirez n’était pas aussi catégorique qu’eux : Nimue avait son utilité. Outre le fait qu’il s’agissait, encore une fois, de la dernière vivenef en circulation que la flotte avait réussi à conserver, sa mission n’était pas censée être aussi inutile qu’elle l’était devenue aux yeux de la plupart des membres de la flotte. A vrai dire, Ramirez ne comprenait pas qu’on accorde aussi peu d’importance à la surveillance extra-circulaire. L’humanité avait bien fini par tomber sur les ases et les shitennôs, c’était idiot d’imaginer que cela s’arrêtait là. Mais Ramirez devait aussi avouer que lorsqu’on s’était habitué à son petit confort, on n’avait plus très envie d’aller plus loin. Et on finissait par oublier. Ce qui expliquait, selon le vice-amiral, que l’héritage humain fantastique que constituait Nimue se retrouve à tourner en rond comme un poisson dans son bocal, et que Balor se sclérose dans l’immobilité de cette base.
Et il lui incombait maintenant de décider quel pauvre hère allait se retrouver immergé dans ce bocal, comme le petit scaphandrier qu’on trouvait souvent entre les fausses algues et le coffre au trésor en plastique. Il balaya une énième fois l’assemblée du regard, et sut que si personne ne se décidait à ruer un peu dans les brancards, la réunion finirait par être ajournée une fois de plus. Vautré plus qu’assis dans son fauteuil, le commandant Von Marsten semblait n’accorder aucune importance à la conversation. Connaissant le bonhomme, Ramirez pouvait le comprendre : le commandant du Caprica avait été sollicité pour complèter le groupe de décision par défaut, et il aurait mille fois préféré être sur le pont de son navire. Quant au commodore Denison et au commandant Munro, eux-aussi issus des quartiers de la flotte de Carbonek avec Ramirez, ils emblaient bien décider à prendre leur temps pour choisir l’officier à mettre sur la touche nommée Nimue. Le maréchal Cyn s’était pour le moment contenté d’observer sans prendre part au débat, et devait sûrement rechigner à user des prérogatives de maréchal pour y mettre fin. Il devait sans doute espérer que les bras cassés qui lui servaient d’officiers arrivent à se débrouiller un peu tout seul lorsqu’il s’agissait d’une simple nomination. Mais Ramirez l’avait déjà surpris plusieurs fois à jeter un œil las sur le chronos, et il était clair que le maréchal avait d’autres choses en tête. Entre la disparition de son fils et l’immobilisme dans lequel se complaisait une partie de ses collègues de la flotte, il n’avait pas la vie facile, et Ramirez avait une sympathie certaine pour l’homme. Quant à la commandant Delilah Swan, elle n’avait pas l’air plus décidée, ni plus concernée que se confrères.
-Ca me paraît simple, à moi.
L’homme qui avait prononcé ces paroles et arraché l’assemblée à sa torpeur jeta le dossier qu’il tenait au centre de la table et se renversa sur son siège. S’il aurait pu mettre les bottes sur la table, Albert Wagner l’aurait fait, mais le grand maréchal de la chasse avait dans l’idée que ses collègues de la flotte auraient trouvé à redire. Lesdits collègues échangèrent pour la plupart des regards courroucés, et devaient se demander une fois de plus pourquoi le dirigeant suprême de la chasse se retrouvait à une réunion qui concernait un vaisseau de la flotte. Ramirez haussa mentalement les épaules face aux questions muettes. Le supercuirassé où siégeait Wagner, le Seismosaurus, était en radoub sur Balor, et le grand maréchal n’avait rien trouvé de mieux à faire que de s’inviter à la réunion pour passer le temps. Ce qui déplaisait à pratiquement tous les officiers de la flotte présents, mis à part Von Marsten et Cyn, qui avaient eu l’air de s’en amuser. Quant à Ramirez, il était plutôt reconnaissant de la présence de Wagner, qui n’avait peut-être pas foncièrement son mot à dire ici, mais qui était d’un franc-parler agréable.
Le commandant Munro se pencha pour jeter un coup d’œil au dossier, et ne fit même pas l’effort de réprimer le rictus moqueur qui s’étira sur son visage sec :
-D’Arville ? Le Toqué ? Vous plaisantez ! Je ne sais même pas pourquoi ce clown est encore dans l’armée !
-Eusèbe est très bien. C’est un ami.
-Eusèbe D’Arville n’a pas d’amis, Wagner. C’est un… un marginal complètement dingue qu’on a gardé par pure pitié.
-Mais il semble très capable, dit Von Marsten d’un air songeur tandis qu’il feuilletait le dossier du commandant D’Arville. Jusqu’à l’incident de la station Tokra, dont il n’était d’ailleurs nullement responsable, sa carrière est exemplaire. Brillant tacticien, officier hors-pair…
Le silence reprit ses droits quelques instants, le temps que les personnes présentent digèrent ces informations. L’air nonchalant, Wagner ne semblait pas se rendre compte de l’impact de sa proposition innocente, et se balançait d’avant en arrière sur son fauteuil. Il détestait l’inaction. Von Marsten passa le dossier à Denison, qui en tourna quelques pages en hochant la tête, et Ramirez se pencha en avant, joignant les mains sous son menton tandis qu’il prenait la parole :
-Ma fois… Notre collègue de la chasse n’a peut-être pas émis ici la plus folle des suggestions. Je connais également Eusèbe D’Arville, et c’était un des officiers les plus prometteurs que nous…
-Était, amiral Ramirez. Était. C’est le mot qui importe. Et s’il était aussi brillant, il n’a jamais non plus réussi à monter plus haut dans notre hiérarchie. Et nous savons tous parfaitement pourquoi.
Ramirez voulut rétorquer quelque chose à l’adresse de Munro, mais le maréchal Cyn le devança :
-Allons André, ne jouez pas sur les mots ! Albert et Antonio n’ont pas tort. C’est un choix à considérer. Je vais en fait faire mieux que simplement le considérer. Je vais l’avalider !
-Maréchal Cyn, avec tout le respect que je vous dois, je…
-Suffit, commandant Munro !
Cyn n’avait pas tapé du poing sur la table, mais il n’en avait pas besoin pour se faire respecter. Et puis, il n’aimait pas beaucoup Munro. Peu de monde aimait André Munro. Ce dernier se renfonça dans son fauteuil en grimaçant un sourire qui se voulait aimable :
-A vos ordres, amiral Cyn.
Von Marsten et Denison sourirent dans leur barbe, et aucun autre officier ne sembla vouloir s’élever contre les ordres du maréchal. Ce dernier échangea un discret regard amusé avec Albert Wagner, et Ramirez aurait juré avoir vu celui-ci lever discrètement le pouce à l’adresse de Cyn. Quelque part, choisir quelqu’un comme D’Arville était logique : la flotte n’en voulait plus dans les pattes, mais ne pouvait se résoudre à s’en débarrasser, et il lui serait difficile de causer quelque dégât que ce soirt sur Nimue. Personne ne s’intéressait à Nimue, ou presque. La mise au placard parfaite pour un officier au passé glorieux mais au présent dont personne ne voulait entendre parler. Etonnant qu’ils n’y aient pas penser plus tôt. Quoiqu’il en soit, ils semblaient enfin s’être mis d’accord, ce qui convenait parfaitement à Ramirez. Il pourrait peut-être retrouver cette fameuse canne dans le holo-catalogue plus vite que prévu, et peut-être que la semaine prochaine…. Enfin, le devoir avant tout ! Souriant, le vice-amiral Ramirez se leva, aussitôt suivi par les autres :
-Bien, je pense que nous pouvons dès à présent dire que le commandant Eusèbe D’Arville prendra la suite de monsieur De Balras aux commandes de la vivenef de la flotte Nimue. Je chargerai le commandant Swan de transmettre les ordres, et le transfert de commandement se fera aussitôt que possible.
Du moins Ramirez l’espérait. Il ne savait même pas où se trouvait Nimue en ce moment. Il avait dû recevoir des rapports là-dessus, évidemment, mais tout ce qui concernait Nimue avait la triste tendance à disparaître sous les piles d’autres dossiers « bien plus importants ». Bah, c’était comme ça. Ramirez n’y voyait pas grand mal. D’Arville retrouverait un commandement, Nimue un commandant officiel, et eux, officiers, pourraient retourner vaquer à leurs occupations… Ramirez salua, Cyn hocha la tête, Wagner sourit, et tous quittèrent la pièce. Décision était prise.
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-Suite et fin à venir-
PS: Merci à notre admin sanctifiée de m'avoir permis d'user du Maréchal Cyn pour quelques lignes -^^-