L'ennui premier avec les pilotes est que, dès qu'un peu de liberté leur est donné - c'est-à-dire, dès que leur supérieur hiérarchique direct est aux abonnés absents - il se sentent obligés de frimer. "L'effet Taupe Gueune" appelait-on cela, en référence à un vague film du XXe siècle dans lequel tous les pilotes avaient d'énormes lunettes, de monstrueuses motos, et des petites amies aux poitrines majestueuses.
Evidemment, dès qu'il s'agissant de faire des pirouettes et de se lancer des "Oh, splendide, rouge 4" - "Pas autant que ta contre vrille vert 8" et autres "pal mal et toi -le à matelas ?" on pouvait compter les têtes présentes. Dès qu'il s'agissait d'utiliser un minimum les cellules grises que le créateur du multivers avait inséré au forceps dans les petites boîtes crâniennes humaines, là, bizarrement, il n'y avait plus personne.
Et bien on en est pas bien loin. Je ne vois pas quelle technique on va pouvoir appliquer avec les autres vivenef sans dévoiler les nôtres. En plus, il est hors de question que j’obéisse à qui que ce soit si j’ai pas confiance. Je ne tiens pas à mourir, j’ai envie de sauver ma peau donc voila. Mais la tactique c’est ton rayon alors tu devrais pouvoir nous donner des idées non ?
Nous avions là, en l'occurrence, le stéréotype du jeune pilote obtus, borné, et indiscipliné, qui faisait passer d'héroïque principes avant toute réflexion.
C'était un fait, Konrad n'appréciait outre mesure pas la nonchalance des pilotes. Jalousie ? Peut-être. Peut-être aurait-il aimé pouvoir "se la raconter" lui aussi. Mais il est vrai qu'il était plus facile de dire "Et c'est en faisant ce tonneau que j'ai lâché mes missiles qui ont porté le coup de grâce au croiseur" en relevant une mèche rebelle que "Grâce aux actions combinées des pilotes qui ont suivi le protocole X-456AB qui stipulait de mettre 60% de la puissance du vaisseau dans les déflecteurs ioniques, nous avons pu mener une percée dans les défenses ennemies, et ainsi assurer notre victoire" en se tenant sur une canne.
En tout cas, tout nos chasseurs sont prêts et armés au mieux de leurs capacités. Fanny avait insisté pour qu'on soit coordonnés les uns aux autres histoire de ressembler le plus possible a une escadrille cohérente, si elle a vraiment disparu ça va faire un trou dans notre formation mais rien d'insurmontable. On doit être la chose la plus opérationnelle sur cette Vivenef si j'ai bien compris? Désolée Pandore.
Bien sûr. Rien n'était opérationnel. Que les pilotes.
Ben voyons.
Konrad se sentait s'emporter légèrement pour ce qui, en temps normal, lui aurait fait envoyer une pique acerbe à ses interlocuteurs. Mais les énervements successifs cumulés de la journée, ajoutés à un certain stress quant à l'offensive à venir n'aidaient en rien.
Il soupira.
"Bon, les enfants... Votre unique chance de survie, c'est de m'obéir, que ça vous plaise ou non. Je suis obligé de compter sur vous si je ne veux pas claquer dans l'explosion de ce tas de ferraille, il tapa contre une paroi, alors vous vous dévouez corps et âme à moi. Et on ne discute pas," termina-t-il en jetant un regard gris - soit moins noir qu'à l'accoutumée, à Elk.
Il s'arrêta, s'avança un peu plus vers les pilotes et reprit aussi sec, sans leur laisser le temps de répliquer :
"Toute mauvaise blague mise à part, oui, Pandore est délabrée, oui nous manquons de tout. Vous voulez connaître les bonnes nouvelles ? On ne doit avoir que 500 batteries énergétiques en tout et pour tout. Et deux missiles de croisière. Donc on est morts... Ah ! mais non ! On a autre chose : vous."
Il s'arrêta, prenant l'air grave.
"Surtout vous..."
Il fit mine de réfléchir.
"Donc, oui, autant s'estimer morts... hin hin hin... Bref ! Reprenons depuis le début. Nous n'avons que la chasse pour nous aider. La Vivenef restera donc à l'écart des combats, en retrait, vous ne pourrez malheureusement pas compter sur le vaisseau-mère - j'aime cette expression - pour vous ravitailler. Ca signifie : remplissez vos appareils ras la gueule. Nous ne sommes pas les premiers à arriver, donc, si nos chers collègues ne sont pas tous morts lorsque nous sortirons de l'hyperespace, nous pourrons leur prêter main-forte. Si, en revanche, ils ont été renvoyés ad patres..."
Il haussa les épaules.
"...J'espère qu'il y a un aumônier à bord. Petite nouvelle amusante : nous ne savons rien de nos ennemis. Ni leur nombre, ni leur force, rien. Ils peuvent être dix fois plus nombreux et cent fois plus équipés que nous, il faut être paré à tout..."
Konrad fronçait les sourcils au fur et à mesure qu'il parlait. A dire vrai, il profitait du temps qu'il gagnait avec ses longues phrases pour réfléchir à un plan qui ne soit pas trop suicidaire, et à tenter d'envisager toutes les possibilités possibles. Un petit "clic" se fit dans sa tête, et ses rouages commencèrent à tourner, imbriqués les uns dans les autres, faisant vrombir son petit moteur intellectuel.
"Voilà ce que nous avons :
1) Pas de recours possible à la Vivenef,
2) Pas d'arme lourde en provenance de Pandore - sauf cas exceptionnel (on verra après),
3) Chasse uniquement déployable,
4) Grande inconnue : nos ennemis."
Il commença à faire quelques pas à droite et à gauche, sentant que ça jambe commençait à être endolorie.
"Plusieurs choix possibles :
1) Rester en formation groupée homogène
1-a) Problème de cohésion : le lieutenant a disparu, il faudra improviser. Et combler une lacune. En gardant vos réflexes conditionnés, nous n'avons pas le temps de nous entraîner afin d'en acquérir de nouveaux.
1-b) Problème de réactivité : une formation ainsi formée est plus sensible aux coups ennemis, car moins maniable, moins rapide - il faut attendre les plus lents - bref, moins réactive.
1-c) Avantage : Puissance de feu groupé plus efficace que des tirs épars. Du moins contre les grosses légumes, pour la petite friture, c'est plus délicat, confere 1-b...
Conclusion de la partie 1 : formation à mettre de côté pour le moment."
Il s'arrêta, fixa les pilotes un à un, comme pour voir s'ils avaient suivi son argumentaire et sa logique, puis poursuivi dans son élan :
"2) Formation éclatée
2-a) Problème de cohésion éliminé : il n'y en a aucune. Mais cette élimination en génère un autre :pas de coordination possible, risque d'isolement plus marqué, et donc risque d'annihilation totale qui croît de manière exponentielle. Il poussa un petit rire sadique, vraisemblablement pour "détendre" l'atmosphère.
2-b) Réactivité quasi-optimale, chacun se concentrant sur sa cible et son appareil. Soit, une proie, et une défense, ce n'est rien de plus qu'une énorme partie de chasse qui risque de tourner au vinaigre. Mais la défense s'en trouve de fait amoindrie. Je ne vous apprends rien en vous disant que le couplage d'un petit nombre de pilotes a une efficacité supérieure à la sommes des efficacité individuelles... jusqu'à un couplage critique. Passé 5, c'est la chienlit, l'histoire nous l'a prouvé...
2-c) Tirs épars... Pas de concentration stratégique renforcée, qui peut faire basculer l'issue du combat. A ceci près, allez-vous me dire, qu'il est possible de s'accorder sur une cible. Oui. Mais non. Confere point 1-a, l'isolement est votre pire ennemi.
On rejette ? Je pense que oui."
Il s'arrêta, joua le même jeu que plus haut.
"Donc, comme tout bon plan dialectique, nous avons eu la thèse, l'antithèse, il ne nous reste que... que la ? Je vous le donne en mille...? La foutaise, merci !
3) Alors ! Division de l'escadrille en trois ou quatre groupes de 3 à 4 chasseurs. Ni plus, ni moins.
3-a) Chaque groupe aura son meneur, cohésion assurée, et d'autant plus efficace qu'il s'agira d'un nombre restreint de pilotes à encadrer. Je coordonnerai - avec la commandante, on se rassure, continua-t-il avec un sourire méchamment carnassier, les mouvements de ces différentes unités.
3-b) La réactivité de chacun devrait être optimale, puisque vous aurez plus d'yeux sur vous-mêmes - les vôtres, ceux de vos collègues au sein de l'unité, et les miens - sans avoir l'inertie d'une escadrille complète. Cela allie meilleure visibilité, meilleure protection avec des répliques épiques comme "Aide-moi, mon bon ami, je vais mourir !" , et, bien évidemment, rapidité suffisante. Les plus lents ne risquant plus de ralentir et gêner le groupe entier, les plus rapides ne risquant plus de délaisser la troupe. Et on la joue collectif, c'est encore le maître mot.
3-c) Heu... le petit c, c'était... Ah, oui ! Même si la puissance de feu cumulée sera inférieure à celle que l'on aurait pu avoir avec l'escadrille complète, elle permettra de déstabiliser, habilement couplée à vos capacités motrices, d'allier 'choc frontal' - ou choc tout court, on peut éviter le frontal, c'est un peu dangereux... hé hé... allier choc des titans, donc, et repli rapide, pour revenir à l'envi. Et on démultiplie ainsi les cibles potentielles, sans pour autant s'éparpiller.
Ah, j'ai oublié, en 3 petit a, de préciser que vous n'aurez que très peu de risques d'êtres isolés, mais je crois que ça tombe sous le sens..."
Konrad s'arrêta. Il souffla un grand coup. Il n'avait pas l'habitude d'exposer ses pensées ainsi, d'habitude, lorsqu'il ouvrait la bouche, il était aigre. Sauf quand il entrait en mode super-sayan... heu... en mode "faut que je bosse, sinon je meurs, et les autres avec moi".
"Vous avez compris ? Ca vous convient ? Vous avez vraiment compris ? On peut se demander, hein... Enfin... Avec ça, on peut espérer ne pas crever trop vite, et laisser les autres faire bouclier avant de retourner en hyperespace. Vous vous rendez compte ? Mourir en héros pour sauver Pandore... Parfois, je vous admire, presque. Merci, merci, vraiment, de m'aimer à ce point."
Pour détendre encore l'atmosphère. Il n'y avait pas mieux. Rappeler qu'il s'agissait d'un suicide collectif. Que les autres allaient mourir pour vos beaux yeux. Et se foutre d'eux.
C'est comme cela que l'on se fait aimer.