Peggy White croisa et décroisa ses jambes, confortablement assise sur l’un des luxueux canapés qui trônaient dans le grand salon. Ce dernier était éclairé par de larges baies vitrées qui offraient une vue imprenable sur la ville en contrebas. Situés au dernier étage de la Tour Stark, les appartements du dernier représentant de l’illustre famille étaient un modèle de luxe et de design moderne. Tout était chic, cher et choc.
-Un souci, mademoiselle White ?
La journaliste de BP:Beautiful People/Babel People releva le nez du bloc de données électronique qu’elle était en train de consulter nerveusement et se mordilla la lèvre inférieure. Cela faisait à peine dix minutes que l’interview avait commencé, et elle se sentait nerveuse comme une adolescente sous les feux de son premier bal de promo. Jarvis Stark était peut-être aveugle, mais il avait une manière de vous fixer malgré tout, derrière ses énormes lunettes de soleil, qui laissait rarement quelqu’un indifférent : c’était comme se faire regarder de l’intérieur. Et l’allure de l’homme assis en face de Peggy, de l’autre côté de l’élégante table de verre, ne pouvait que contribuer à la déconcentrer un peu plus. Agé de trente-sept ans, Jarvis Stark était un homme de belle stature, fin et élancé. Son visage élégant, plus qu’avenant, dégageait une sorte de charme sauvage qui s’intensifiait au fur et à mesure de ses expressions. Il cachait presque en permanence ses yeux morts derrière sa large paire de lunettes de soleil, mais cela n’empiétait nullement sur son charme, et ses cheveux noirs impeccablement coiffés lui conféraient un style inimitable. Quant aux costumes qu’il portait, toujours sur mesure, toujours du plus chic, toujours intégralement noirs et toujours les plus chers, ils ne pouvaient que renforcer la présence d’un homme dont le sourire faisait chavirer bien des cœurs, aussi détestable soit-il.
Car ce type avait beau être célèbre, riche, beau et brillant, ce n’en était pas moins une ordure, et c’est à cette pensée que Peggy White se raccrocha pour garder une contenance. Elle lissa la courte jupe de son tailleur blanc et répondit avec assurance :
-Pas le moins du monde, Maître. Vous me parliez de votre enfance…
-Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas grand-chose à en tirer. Jarvis eut un geste de la main qui témoigna de son désintérêt pour la question. Quand on est le fils unique d’un couple riche et célèbre, la vie n’est pas aussi passionnante qu’on ne le croit. Entres les écoles privées et le reste, je n’ai pas eu le temps de m’amuser à arracher les ailes des mouches, si c’est ce que vous voulez savoir.
Il se fendit d’un sourire qui pouvait signifier bien des choses, et Peggy fronça brièvement les sourcils avant de se reprendre :
-Mais alors, qu’est-ce qui pousse un jeune garçon aisé à se tourner vers le barreau et à clore l’entreprise familiale ? Les laboratoires Stark de votre grand-père et de votre père contribuaient de manière plus que notable au développement de nouvelles techniques médicales.
-On me l’a souvent dit, et mon père le premier. Puis tous ses associés qui tenaient encore au principe ridicule de l’entreprise salvatrice. La firme Stark ne faisait plus autant de bénéfices, et je n’avais aucune envie de passer ma vie derrière le bureau d’un conseil d’administration. J’ai donc fait cesser ses activités il y a bientôt deux ans après la mort de mes parent, c’est aussi simple que cela. Quant à ma brillante carrière en tant qu’avocat, ce n’était au départ qu’un jeu, mais je m’y suis finalement laissé prendre.
Nouveau sourire. Mais pourquoi ne pouvait-elle pas s’empêcher de le trouver si charmant alors que chacune de ses paroles la répugnait ?
-Mais il n’y a pas eu que la mort de vos parents, dans votre vie… commença-t-elle, cherchant ses mots.
-Vous voulez parler de mon handicap, je présume ? Quand je visitais l’une des filiales pharmaceutiques avec mon père il y a cinq ans de cela et qu’un accident dans les chambres de confinement chimique m’ont coûté la vue.
Il partit d’un rire léger :
-Rassurez-vous, je l’ai très bien vécu. J’ai appris à développer mes autres sens, comme la plupart des non-voyants, et cela ne m’empêche pas de savoir que vous avez de très jolies jambes, ou que vous avez les cheveux blonds noués en chignon.
Les épaules de Peggy tressaillirent sous la surprise, et elle se morigéna intérieurement d’avoir ainsi montré son trouble. Devant son regard curieux, Stark se pencha en avant et tapota de ses doigts fins les branches de ses lunettes :
-Ces lunettes sont un des derniers projets sur lequel travaillaient les principaux chercheurs de mon père. Par un procédé bio-électronique dont je vous épargnerai les détails et en réaction aux implants cérébraux que j’ai subit, elles permettent à mon cerveau de décoder les images que mes yeux morts n’arrivent plus à percevoir. Ca reste très grossier, et dans un faible spectre des couleurs, un peu comme une mauvaise et grossière simulation informatique, mais ça me permet de…jeter un œil.
Il se rejeta en arrière, avec un soupir faussement apitoyé :
-Evidemment, toute technologie miraculeuse a ses revers : ces circuits sont fragiles, capricieux… Et je les éteins pratiquement en permanence, car quelques minutes à peine d’utilisation me donnent une migraine épouvantable. Et puis il y a d’autres moyens de percevoir. Les gens ont notamment trop tendance à sous-estimer les odeurs. Et je puis vous dire que la votre est exquise, piquante et troublante à la fois.
Peggy sentit le rouge lui monter aux joues et serra aussitôt les poings pour s’en punir. « Merde ma fille, tu vas pas te laisser avoir par ce salopard ! Reprends-toi, allez ! »
D’après ce qu’elle savait de Javis Stark, c’était un homme complexe qui adorait jouer de son charme presque animal pour manipuler et tromper. Il n’accordait aucune importance à la morale –il le clamait lui-même haut et fort- et n’aimait rien tant qu’un défi à sa hauteur. Et la presse à scandales recelait littéralement d’articles consacrés à ses conquêtes d’un soir qu’il attirait dans ses filets l’espace d’une nuit avant de les rayer de sa vie. Jarvis Stark n’accordait d’importance qu’à Jarvis Stark, il aurait fallu être…aveugle pour penser le contraire.
-J’aimerais revenir sur votre métier d’avocat, si vous le voulez bien.
Il eut un geste lui indiquant de faire selon son bon vouloir, aussi elle ne se fit pas prier :
-L’affaire Mallone, l’affaire Stavinsky, l’affaire Petrelli, l’affaire Moahne… Pratiquement l’entier de vos clients ont été –et sont- des criminels reconnus comme tels par la société. Des meurtriers, des violeurs, parfois pire encore… Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre carrière, votre vie à défendre ceux qui sont honnis par le reste de la société ? Vous avez dit vous-mêmes, et plus d’une fois, que la plupart d’entre eux n’étaient, je cite : « que des raclures ».
Jarvis se fendit d’un sourire satisfait, comme si c’était la question qu’il attendait depuis le début de l’interview ; c’était celle que l’on finissait toujours par lui poser, de toute façon. Il but une gorgée de son scotch et joignit les mains sous son menton :
-Mais pour la gloire, mademoiselle White. Pour la gloire. Quel intérêt aurais-je à défendre un honnête père de famille quand je peux faire parler de moi en faisant acquitter le plus odieux des scélérats ? Je ne gagne peut-être pas toutes mes affaires, mais quelle renommée, vous en conviendrez !
Un instant déstabilisée par la désinvolture avec laquelle il tenait ses propos, même si elle s’y attendait, Peggy revint à la charge :
-Et tous ces criminels de seconde zone que vous défendez entre deux procès d’importance, les petites frappes ? Ils ne vous rapportent aucune gloire, eux.
-Il faut bien garder la main. Que je gagne ou que je perde le procès d’un minable junkie de bas étage n’a aucune importance. Disons que c’est simplement une méthode efficace pour me garder à niveau entre les grosses affaires.
Entre deux phrases, il s’interrompait parfois brièvement depuis quelques dizaines de secondes, comme si son attention était captée par autre chose. Il s’immobilisait alors et l’espace d’une seconde semblait perdre de son assurance. Il finit par se lever et, se fiant à sa connaissance des lieux pour s’orienter, tâtonna le haut d’une antique cheminée en pierres où il rectifia maladivement l’emplacement d’une petite pendule.
-Elle tictaquait de travers, expliqua-t-il avec un sourire en reprenant place, toute assurance retrouvée.
Ainsi c’était vrai, songea la journaliste. Même Jarvis Stark avait ses petites manies… On racontait en outre qu’il avait piqué une crise en pleine plaidoirie parce qu’il était persuadé que son costume n’était pas neuf comme on le lui avait certifié mais qu’on l’avait remplacé par un ancien, déjà porté… Mais impossible, derrière les lunettes et le regard vide, de lire ce qui pouvait bien se passer dans la tête d’un des hommes les plus populaires-mais aussi les plus détestés- de Babel. Désireuse de ne pas en rester là, Peggy reprit de plus belle :
-Aucun impératif d’ordre moral ? Que pensez-vous des allégations agressives émises à votre égard par le cabinet Conelly ?
-Rafael Conelly et ses semblables sont de ces avocats qui pensent encore pouvoir faire bouger les choses à leur manière. Je n’y accorde pas plus d’importance qu’au devenir du dernier drogué accusé de meurtre que j’ai défendu.
-Vous n’avez donc aucune limite ?
Stark se pencha à nouveau en avant, souriant toujours :
-Ma chère Peggy, si un jour on accusait quelqu’un de génocide et que ce soit un fait avéré, je serais le premier à le défendre.
Elle sut qu’il était parfaitement sincère, et qu’aucune considération éthique ne sommeillait derrière ses paroles. Et cela lui glaça le dos.
-D’autres questions ?
Elle le détestait. Chaque parcelle de son être criait la répulsion que causait cet homme chez elle.
C’est pourquoi elle ne sut pas pourquoi elle le laissa l’attirer à lui une fois l’interview finie, pourquoi elle laissa ses lèvres embrasser les siennes, ni pourquoi elle succomba à cette animalité qu’elle ne se connaissait pas toute la nuit durant. Lorsqu’elle fut réveillée, seule, par une voix électronique pré-enregistrée lui demandant de vider les lieux sans autre forme de procès, elle ramasse ses habits disséminés en torchons aux quatre coins de la pièce et se maudit une nouvelle fois, se demande ce qu’était devenue le temps d’une nuit la Peggy White qu’elle connaissait. Et tandis qu’elle se rendait à son journal avant même de passer chez elle, pour livrer son article, elle réalisa que le pire, c’était qu’elle avait aimé ça.
Il y avait de ces hommes qui faisaient sortir le pire d’entre vous ; Jarvis Stark était de ceux là.
Et il ne voyait pas pourquoi il changerait sa nature ; c’était tellement plus simple d’accepter qui on était vraiment…