Deuxième partie: jeunesse
-Thème: Let's Go Out Tonight-
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Joseph se laissa retomber en sueur, dos sur le matelas et regard au plafond. A côté de lui, la jeune femme s’étira langoureusement et, après quelques instants passés à reprendre un souffle normal, vint se lover contre le corps du jeune homme à côté d’elle. Elle était plutôt belle, de la beauté qu’avaient ces femmes altières au physique discret, et ses cheveux blond cendré cachaient en partie son visage. Joseph glissa sa main le long de la joue de sa compagne, dégageant sa chevelure et découvrant un visage diaphane ici et là décoré de quelques tâches de rousseur. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-deux, vingt trois ans, et Joseph allait sur sa dix-huitième année. Et si ce n’était pas la première fois qu’il passait la nuit dans les bras d’une femme, c’était bien la première fois qu’il l’avait passées dans les bras d’une femme à qui il n’aurait jamais confié ne serait-ce que sa casquette sous peur de la voir recousue, repeinte et revendue au marché noir.
Mais une femme comme elle n’était pas difficile à trouver, au plus profond des dédales de Dédale, sur Troie. Et si l’on se fiait à sa prestation et qu’on prenait bien soin de ne pas laisser traîner ses biens les plus précieux à proximité, le coût de ses services restait on ne peut plus bon marché. Et avaient permis à Joseph Von Marsten, héritier de la célèbre et riche famille rentière du même nom, de dire qu’il avait testé quelque chose de plus dans sa vie. Ce qu’il n’arrêtait pas de faire depuis des années, depuis que son père était parti, trahi par ses plus proches collaborateurs au sein du service de sécurité du réseau de banques Confédération. Mais pour le moment, Joseph n’avait pas envie d’y pensé, aussi chassa-t-il ce sombre souvenir de son esprit et sourit-il à la jeune femme, frôlant ses lèvres roses de ses doigts. Elle les embrassa doucement avant de se dégager le temps de prendre et de s’allumer une cigarette, et revint se coucher contre le flanc du jeune homme.
« Je me demande encore ce qu’un p’tit gars comme toi fait dans le lit de quelqu’un comme moi. » dit-elle en expulsant un nuage de fumée qui s’éleva, vite aspiré par la ventilation de la petite chambre troyenne.
« C’est plutôt simple : j’ai payé ce qu’il fallait. »
Joseph ne fumait pas, ou alors très peu souvent. Il préférait la curieuse manie qui consistait à mâchonner sans cesse de grands cure-dents, généralement parfumés pour changer du goût du bois. Une manie qu’il avait prise il y a deux ou trois ans sur Babylone, et qui l’aidait à réfléchir tout en lui permettant de clamer à qui voulait bien l’entendre qu’au moins, il ne se ruinerait pas la santé avec ça. Il pourrait peut-être, éventuellement, finir par se crever un œil, mais il aurait fallu être bien maladroit. Et Joseph n’était pas à proprement parler quelqu’un de maladroit, Jassandre Alineas s’en était rendue compte.
Elle lui décocha un léger coup de coudes dans les côtes, faussement indignée :
« Tu étais vraiment obligé de dire ça comme ça ? Moi, je considère plutôt que je t’ai fait une faveur. Je n’accepte pas tous les jeunots qui traînent dans le coin. » Ils étouffèrent tous deux un petit rire, lui grignotant son morceau de bois, elle tirant une nouvelle bouffée de son morceau de goudron, et elle reprit la conversation :
« Qu’est-ce que tu fais dans le coin, d’ailleurs ? »
« Je me ballade. Je découvre. Des endroits très intéressants, d’ailleurs. » Joignant le geste à la parole, Joseph leva le drap qui recouvrait en partie le corps de la femme et fit mine d’aller y jeter un coup d’œil avant qu’elle ne le repousse en riant :
« Idiot. Plus sérieusement, Joseph, qu’est-ce qu’un gars comme toi fout dans un coin pareil ? Avec l’argent que possède encore ta famille, et que je suis très déçue de ne pas avoir trouvé dans ton pantalon quand tu dormais tout à l’heure, tu n’as pas besoin de fréquenter les endroits louches et de t’impliquer dans la contrebande. Même si, quand on y pense, les riches sont souvent les premiers à fréquenter les endroits louches. »
« Idiote. » lança cette fois Joseph, sur un ton amusé, tandis que Jassandre haussait comiquement un sourcil en réponse. « Ce que je fais ici… c’est essayer, découvrir, comme je te le dis sans cesse depuis hier. Et je ne m’implique pas dans la contrebande. Disons que j’ai voulu voir ce que cela impliquait de plus près. Mais ce n’est pas mon rayon. Pas plus que ne l’était la piraterie quand j’étais sur Adonis. »
Jassandre ouvrit de grands yeux, et se mordit aussitôt la lèvre, s’en voulant d’avoir paru aussi surprise ; mais Joseph ne cessait pas de lui faire cet effet là. Il rit de sa mimique et, ôtant un instant son cure-dent de ses lèvres, se pencha pour l’embrasser avant de continuer :
« Oh, je n’étais pas un grand pirate. J’y ai été accepté en tant que mousse à l’âge de quoi, treize ans ? Oui, je crois bien que c’était treize, ou presque. Enfin, je crois surtout que je m’étais imposé. Quand on découvre un gosse effronté et sur de lui caché dans une coursive, on ne le jette pas dans l’espace, surtout quand il sait se rendre utile. Même les pirates ont besoin de quelqu’un pour passer le balai. J’ai passé… presque quatre ans sur la vivenef, avant de débarquer à Babylone. Un type à bord d’Adonis –un certain Rodrigue, je crois que c’était le fils du bosco d’alors, ou quelque chose dans le genre- s’était pris d’affection pour moi. Un type très bien, qui m’avait trouvé des contacts sur Babel pour que je fasse mon petit bout de chemin. Et ensuite, de file en aiguille et au fil des années, je me retrouve ici, dans cette petite chambre, près de toi. »
« Moi, je dirais que c’est plutôt une bonne consécration. » dit-elle, un sourire félin aux lèvres. « Et tu as prévu quoi pour la suite ? Agriculteur sur Avalon ? Pêcheur sur un chalutier des mers de Tenkaï ? »
« Non, j’ai prévu quelque chose de plus définitif. Je m’engage dans la flotte du Cercle dès demain. Enfin, façon de parler, il me reste quelques semaines avant de pouvoir officiellement soumettre ma candidature. »
Jassandre faillit en avaler sa cigarette pratiquement terminée :
« Toi, Joseph Von Marsten, un militaire ? Après une jeunesse d’aventures parmi les pirates et les filles de peu de vertu mais au grand cœur comme moi ? J’ai loupé un chapitre ? »
« Pas vraiment. Vu mon âge, ce serait présomptueux de dire que l’armée est le seul domaine qu’il me reste à explorer, mais quelque part je ne me vois pas en marge de la loi pour toujours. Pas plus qu’établi en tant que civil. C’est pour ça que j’ai fait tout ça, pour m’en assurer. Pour voir si le chemin qu’a été forcé de choisir mon père était également le mien, ou si je pouvais en emprunter un autre, échapper au destin. Et je ne sais pas pourquoi, mais je sens que la Flotte sera celle qui me le permettra. »
« Et l’uniforme t’ira à ravir. Tu passeras me voir lors de tes permissions, si les riches officiers se le permettent aussi. » railla-t-elle gentiment. « Et tout ça à cause de ton père, hein ? Le célèbre Von Marsten. Tu ne crois pas que ça va te poser des problèmes, dans la flotte ? »
« Oui et non. Papa est célèbre en tant que pirate, maintenant, mais il n’est pas sur la liste noire de la flotte en tant que monstre sanguinaire. Avant, comme tout le monde le sait ou presque, il était l’un des principaux commandants et associés des forces de sécurité de Confédération. Il commandait l’un des trois supercuirassés de la flotte bancaire privée. Il y avait l’Uri, le Schwyz et l’Unterwald, et papa commandant le Schwyz. Et puis il a été trahi par ses propres amis et associés, poignardé dans le dos, traîné dans la boue, accusé de fraude et compagnie. Un véritable coup monté. Il ne l’a pas supporté. Pas dans le sens où il s’est effondré, non, dans le sens où il n’a pas pu continuer comme si de rien n’était. Ca avait été toute sa vie, et il ne pouvait pas ne rien faire. Alors pour ne pas que le scandale nous entache tous, il nous a laissés, maman, Hélène et moi. Il a détourné le Schwyz avec l’aide de ceux qui lui étaient resté loyal, et depuis il est devenu Hank Von Marsten, le célèbre pirate, la hantise des convois de Confédération. Et depuis il a coupé les liens avec nous, pour ne pas nous causer plus de problèmes. Maman a conservé la fortune familiale, nos parts dans la banque, et elle et ma sœur vivent très bien. Moi… moi, j’en ai d’abord voulu à mon père, plus que tu ne peux l’imaginer. Alors à presque treize ans, je suis parti et je me suis enrôlé quasiment de force sur Adonis. Pour suivre ses traces, peut-être le retrouver. »
« Et ? » Jassandre rompit le silence dans lequel s’était soudain lancé Joseph, pensif.
« Quoi ? »
« Et ? Tu l’as retrouvé ? »
« Je l’ai revu, une fois. Mais j’avais déjà compris qu’il restait mon père et, même si aujourd’hui encore je crois que je ne lui ai pas totalement pardonné de nous avoir laissé, je pense que je peux le comprendre. Et que je dois suivre ma propre voie. »
« Et t’engager dans le Cercle, ce n’est pas une manière de t’opposer à lui ? »
« Tu sais que tu es intelligente, toi ? Plus sérieusement –il évita le coussin qu’elle voulut lui balancer à la figure- je crois surtout que la Flotte est quelque chose en quoi je crois. Et si je tombe un jour sur mon père alors que je porte l’uniforme… Et bien, demain est un autre jour, tu ne crois pas ? »
« Tu es un homme compliqué, Joseph Von Marsten, et pourtant très simple. Et oui, demain est un autre jour. Bienvenue dans mon monde. »
« Elles sont toutes aussi jolies que toi, dans ton monde ? Parce que si c’est le cas, peut-être que tu pourrais me procurer une ou deux adresses, d’ici à mon départ, que je découvre un peu plus les charmes troyens. »
« Non, vraiment : idiot ! Je vais te montrer, moi, si je ne suis pas la plus belle, la plus formidable et la plus inoubliable. Et crois moi, après ce que je vais te faire subir, demain tu ne voudras plus aucun autre jour ! »
Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier posé sur la table de nuit, rejeta son drap, s’empara du cure-dent de Joseph avant de le balancer à travers la pièce, et se jeta sur le jeune homme. Ils éclatèrent de rire et, sur le rebord de la petite fenêtre, un furil étonné jeta un coup d’œil curieux à travers la vitre, esquissa l’équivalent furil d’un sourire derrière ses moustaches, et sauta à terre avant de disparaître en trottinant joyeusement dans les rues de Dédale.
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Joseph Von Marsten, à 18 ans