par Joshua G. Jansen Ven 11 Avr 2008 - 16:14
Boire ou conduire, il faut choisir. En quelques siècles, l’adage était toujours d’actualité. Que l’on soit au volant de sa voiture sur une route de campagne ou aux commandes de son vaisseau au milieu du trafic spatial, il n’était pas du tout recommandé d’être fin soul quand on tournait le bouton ou insérait la clef de contact. Joshua Jansen avait appris que cela s’appliquait également aux fauteuils roulants, et depuis longtemps.
Il serait de bon ton de signaler qu’entre le second de Balor et les fauteuils, c’était tout une histoire. Une histoire pleine de rebondissement, pleine de hauts et de bas (surtout dans les escaliers) ; une histoire à laquelle notre handicapé s’était toujours montré réfractaire. Après l’accident, il avait tout d’abord eu droit au nec plus ultra : le dernier fauteuil pour personne à mobilité réduite, un fleuron technologique qui venait de sortir de l’usine. Il était d’un blanc pur et parfait, et ses courbes étaient harmonieuses ; il ne sentait pas bon le sable chaud, mais presque ! Doté de toutes les options, de tous les gadgets, il possédait son propre petit moteur antigravité et même un système de pilotage automatique et une intelligence artificielle très limitée mais prévenante nommée Robby par les constructeurs.
Mais Joshua n’aimait pas les gadgets, et quand Robby l’envoya pour la troisième fois dans l’étang, il se débarrassa de l’infortunée machine pour quelque chose de plus simple. Au fil des ans, Joshua avait vu passer une bonne dizaine de fauteuils plus ou moins roulants, et il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas : celui-ci ne tournait pas correctement, celui-là n’allait pas droit, un tel était inconfortable, un autre faisait trop de bruit… Mais depuis six ans maintenant, il se baladait avec le même fauteuil : une chaise roulante toute bête, comme on pouvait en voir sur Terre avant sa destruction. Un fauteuil confortable que Joshua avait appris à connaître même s’il ne l’aimait pas et qui faisait « gnik gnik » quand il avait besoin d’être révisé.
Et la vie étant ce qu’elle est, même les compagnons les plus fidèles vous trahissaient, et il suffisait d’un petit coup dans le nez pour qu’ils vous fassent tomber à la renverse. C’était plus ou moins ce que se disait le Vieux tandis qu’il se retrouvait par terre sur le dos, toujours en position assise sur sa chaise et tout bonnement incapable de se relever tout seul. Bon, ce n’était pas la première fois qu’un truc pareil lui arrivait ; quand on n’avait tendance à boire pour oublier que l’on devait oublier, il ne fallait pas s’étonner de ce genre d’incident. Comme ce fameux soir sur Avalon où Joshua avait, par fierté, voulu sortir du bistrot par les escaliers au lieu de l’ascenseur et ce après plus d’un coup dans le nez. Autant dire que la chute –qui s’était terminée dans le canal quelques mètres plus loin- avait été belle, et que Shannel aurait eu de quoi rire.
Mais laissons là le passé pour se concentrer sur le présent, à savoir un Joshua en posture pour le moins inconfortable qui agitait vainement les bras en grommelant :
« Saloperie d’saloperie d’foutu fauteuil de mes deux ! D’mon temps, on savait…hé, il reste à boire ? Ooooh, c’est sale par terre, longtemps qu’j’ai pas fait l’ménage moi… Hé, mais tu vas me lâcher oui ?! »
Parce que Shannel, bien que pliée de rire, l’avait redressé, il se retrouva à nouveau en une position plus acceptable, ce qui ne l’empêcha pas de foudroyer la jeune femme du regard. Pour quelqu’un comme Joshua, se donner en spectacle de cette manière et être en plus obligé de recourir à l’aide d’autrui était insupportable ; il n’explosa pas pour autant, parce qu’il était étonné que la bosco ne tente même pas de réprimer son rire. Au moins, elle ne faisait pas preuve de pitié ou de condescendance comme le faisaient tous les autres…
N’empêche, c’était pas une raison, que diable ! Il fallait qu’elle comprenne qu’elle n’aurait pas eu besoin de redresser son supérieur, qui pouvait très bien se débrouiller tout seul ! Enfin, normalement ; peut-être… Houlà, ça tourne ! Clignant des yeux, il fit disparaître la deuxième Shannel qui était apparue et pointa un doigt gourd sur la vraie :
« Chpeux...chpeux s’voir c’qu’tu fais ici, K’môku-V’dar ? C’ma cabine là. Pis j’aurais très bien pu m’rel’ver tout seul. Farpaitement ! Bordel, j’ai soif ! Et c’est quoi c’bouquin, hein ? Qu’est-c’qu’tu crois qu’j’vais…oups ! »
La main devant la bouche, Joshua fit demi-tour en fauteuil brusquement et roula à toute vitesse vers la petite salle d’eaux qui faisait partie de sa cabine et referma la porte derrière lui. On entendit le bruit caractéristique de celui qui se purge de son trop plein de boisson la tête dans la cuvette, puis celui de la chasse d’eau et, pour finir, le son de celui qui se gargarise afin de retaper une haleine qui en avait bien besoin.
La porte de la salle de bains du second se rouvrit, et Joshua réapparut, tout tassé sur son fauteuil, ce qui lui donnait un air encore plus vieux et fatigué que d’habitude. D’un geste furieux, il détacha la bouteille vide de sa ceinture et la jeta de toutes ses maigres forces actuelles dans la corbeille, où elle n’eut même pas la décence de se briser, la garce ! Puis il se tourna vers Shannel, l’air las mais déterminé du colérique qui refusait de perdre la face.
« Toujours là ? J’peux savoir c’que vous m’voulez, à la fin, ou vous allez me poursuivre pour me casser les roues encore longtemps ? Et qu’est-ce que c’est que ce foutu bouquin, merde ?»
C’était lui le second, tout de même, même après une scène aussi lamentable, et il n’allait pas s’en laisser compter par une bleue comme Shannel ! Et puis, là, il avait surtout envie d’aller cuver tranquille ; quand il dormait, il ne pensait plus à rien, et ça faisait du bien…