Je me nomme Gaëtan Théodicée et je suis mort l'année de mes trente-trois ans. C'est drôle, maintenant que j'y pense, je suis mort dans la même douleur que lors de ma naissance. Car je suis né il y a vingt ans. Ce que j'étais, ce qu'il m'est arrivé avant l'année de mes treize ans, je ne m'en souviens presque pas, et je ne cherche pas à m'en souvenir. Ce qui compte, c'est ce que je suis. Du moins, ce que j'étais avant de mourir.
Il m'est presque impossible de relater un souvenir d'enfance. Lorsque j'essaie d'y penser, mon esprit s'embrume. Tout ce dont je me souviens, c'est que ma vie n'était qu'errance. J'errais sans autre but que de survivre, à travers les rues d'une ville grise et morne. Je vivais avec une bande de gamins des rues qui, comme moi, tentaient de survivre au jour le jour. Je me souviens que, parmi eux, se trouvaient plusieurs adolescents qui passaient pour les chefs du groupe. Il me semble que l'une d'entre eux était particulièrement attentionnée avec moi. Au fil du temps, j'ai fini par me demander s'il ne s'agissait pas de ma mère. Quant à mon père, il pouvait être n'importe lequel des autres chefs de la bande. Au fond, ça n'a pas grande importance.
J'ai découvert la drogue alors j'étais encore un enfant. C'était à la fois un réconfort et une torture pour moi. Je pense que c'est pour cette raison que j'ai peu de souvenirs de cette période. Je me suis détruit physiquement, et mentalement. J'avais treize ans quans j'ai failli mourir d'overdose. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis réveillé au beau milieu des ordures. J'imagine que mes camarades ont dû m'y déposer pour se débarrasser de mon corps, histoire de ne pas avoir d'ennuis. Bref, je me suis réveillé dans une ruelle sombre, entouré d'ordures. Je crois bien qu'il pleuvait. J'avais des nausées, et je crois que j'ai vomi plusieurs fois. Etonnament, je n'avais pas peur. J'étais même calme. Je me sentais simplement... Seul.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans ces ordures. Je me souviens m'être évanoui plusieurs fois, et à chaque réveil, la luminosité était différente. A chaque réveil, j'étais un peu déçu. Je pense que j'attendais la mort avec impatience. En réalité, je ne voyais pas comment j'aurais pu un jour me relever et repartir vivre ma vie comme si rien ne s'était passé. On m'avait cru mort, il fallait donc que je meure. L'attente était difficile. L'attente, et la solitude. J'étais tellement ravagé que je n'entendais presque plus rien. Je n'avais même plus de notion de temps. Mes yeux entrouverts ne percevaient que de vagues taches grises ou marron.
Et puis, tout à coup, une rupture s'est faite. L'espace et le temps ont recommencé à exister. Malgré la lourdeur de mes paupières, j'ai pu distinguer quelque chose, quelque chose de nouveau. C'était d'un rouge flamboyant, comme des flammes qui seraient venues m'entourer. J'ai tout de suite compris que quelque chose de grand m'arrivait. J'ai d'abord pensé que c'était l'ange de la mort qui venait enfin me chercher, mais j'ai très vite compris que ça n'avait rien à voir. J'ai cligné des yeux plusieurs fois, et ma vision s'est corrigée. Il y avait un visage. Le plus beau visage qu'il m'ait été donné de voir. Ses traits étaient fins, sa peau était pâle, ses lèvres charnues et roses ressemblaient à une fleur en bouton, ses yeux d'or me scrutaient au plus profond de moi. Mais surtout, surtout... Le visage de l'ange était entouré d'un halo de sang. Sa longue chevelure rouge virevoltait tout autour de lui, et venait me chatouiller le visage. J'ai ouvert plus grand les yeux, et l'ange m'a souri. J'ai rassemblé le peu de forces qu'il me restait, et j'ai tendu le bras. J'ai attrapé une mèche de ses cheveux, et je l'ai portée à mes lèvres. Je me rappelle encore son odeur... A ce moment là, les ténèbres m'ont envahies, mais je savais que je ne mourrais pas. Au contraire. Je venais de naître.
J'ai vite découvert que l'ange était un homme. Un homme exceptionnel. Il m'a recueilli, il m'a remis sur pied, il m'a aidé à me débarasser de la drogue, il m'a éduqué. Il m'a littéralement pris sous son aile. Je suis devenu son intendant. Je le suivais partout, je l'aidais à s'habiller, je prenais ses rendez-vous. Grâce à lui, j'ai découvert un univers que je ne suopçonnais pas.
Mon bienfaiteur n'était autre qu'Elie Moon, le gérant de l'Atome Crochu. Grâce à lui, j'ai rencontré énormément de gens. J'ai passé la fin de mon adolescence à donner des coups de mains dans les loges du cabaret, ou en salle, dans le restaurant. J'ai beaucoup appris, pendant ces quelques années. Elie m'a appris à me comporter comme il se doit en haute société, mais il m'a donné aussi bon nombre de réflexes à avoir lorsque l'on côtoie les bas-fonds.
Au bout d'un peu plus de trois ans, j'ai demandé à Elie si je pouvais essayer de travailler à l'extérieur de l'Atome Crochu. Il faut dire que je n'en étais presque jamais sorti. J'ai fini par avoir son aval. Il savait parfaitement bien que je lui étais entièrement dévoué. J'ai alors enchaîné de courtes missions de ci, de là, j'ai été groom, majordome, et même serveur lors de la soirée d'inauguration d'un vaisseau. J'ai beaucoup observé les gens autour de moi, durant les deux ans qui ont suivi. Peu à peu, j'ai commencé à comprendre un peu mieux ce qui habitait les gens.
J'ai fini par revenir auprès d'Elie. J'avais alors dix-neuf ans. Je lui ai fait part de mes projets. Il m'a fait rencontrer les danseurs de la boîte gay de l'Atome Crochu. Ceux-là m'ont initié, dans beaucoup de domaines. J'étais alors un très beau jeune homme. J'avais fait ma poussée de croissance un peu en retard, mais le résultat en valait la peine. Après quelques mois au sein de la troupe de danseurs, j'avais renforcé ma musculature, j'avais acquis de la souplesse, et j'avais surtout un bon nombre de fidèles qui craquaient pour mes yeux bleus et mes cheveux noirs un peu trop longs. J'ai quitté la troupe, je me suis acheté plusieurs costumes qui, selon Elie, me mettaient bien en valeur, et je suis parti en chasse. J'ai commencé par proposer à mon ancien public mes services en tant qu'escort boy. Je me suis constitué un répertoire assez conséquent. Puis j'ai commencé à avoir du succès auprès des femmes. Le métier d'escort payait très bien, et pour la première fois de ma vie, j'acquérais un peu d'autonomie.
Un jour, j'ai été appelé par une bande de jeunes filles un peu euphoriques. J'avais l'impression qu'elles ne comptaient pas que sur mes services en tant qu'escort, mais cela ne me faisait ni chaud, ni froid. J'y étais habitué. Il faut dire que ça décuplait mon salaire. Bref, je me suis rendu à l'adresse indiquée. C'était une bande de copines, elles avaient approximativement mon âge. Elles ont toutes commencé à me séduire, mais l'alcool aidant, elles se sont vite retrouvées empilées les unes sur les autres, à ronfler bruyamment. Il n'en restait plus qu'une. C'est avec elle que j'ai honoré mon contrat. Nous avons beaucoup discuté ensemble. Je me suis aperçu qu'il existait des gens avec qui je me sentais bien, en dehors d'Elie. Nous nous sommes revus quelques jours plus tard, en dehors de mon travail. Elle avait un nom imprononçable, elle m'a demandé de l'appeler Slow. Je ne le savais pas, mais elle allait devenir ce que je n'avais jamais eu jusque là : une amie.
Quelques mois plus tard, elle m'apprenait que son frère revenait de son service militaire. Elle m'invitait à la fête qu'elle organisait en l'honneur de son retour. Moi qui étais habitué aux nuits de débauche des grands politiques ou aux soirées arrosées des stars de la jet-set, je suis tombé en plein milieu d'une sorte de garden party à l'ambiance bonne enfant. C'était tout à fait nouveau pour moi, et je mentirais si je disais que je ne me suis pas amusé ce soir-là. J'ai enfin rencontré Newton, le frère de Slow. C'était un type aux allures banales, qui n'avait pas encore dix-huit ans. Quelque chose de bon se dégageait de lui. Je l'ai discrètement observé toute la soirée avec lui. Le lendemain, nous avons discuté. Au final, lui aussi est devenu mon ami.
Jusque là, j'avais connu la solitude, lorsque je n'étais pas auprès d'Elie. Les gens ont tendance à avoir des a priori sur les strip-teasers et les prostitués. Mais ce n'était pas le cas de Slow et de Newton. J'ai commencé à mener une sorte de double vie, une vie pour Elie, et une autre pour Slow et Newt. Ils m'ont appris à m'ouvrir aux autres, moi qui ai toujours été neutre et solitaire. J'ai appris à montrer un peu plus le peu d'émotions que je ressentais. J'ai même eu quelques relations dites sentimentales ça et là. Mais malgré tous leurs efforts, ils n'ont jamais réussi à me faire comprendre ce que pouvait être l'amour.
Avec le temps, je me suis beaucoup rapproché de Newton. Il est d'ailleurs passé par de sombres périodes. J'ai fait en sorte d'être le plus souvent possible à ses côtés, pour le soutenir. C'était vraiment un homme attachant. Je me rappelle, le jour où il a appris de terribles nouvelles à propos de son père, décédé quelques temps auparavant... Il était dévasté. Mais, je dois l'avouer, je ne comprenais pas son désarroi. Pour ma part, je vivais sans parents, et je ne cherchais même pas à les connaître. Je l'ai consolé du mieux que j'ai pu. C'était mon meilleur ami. Je me rappelle encore de l'odeur de sa peau...
Comment se fait-il que mes souvenirs soient si vivaces, alors que je suis mort ? Le plus étonnant, c'est que je me vois, allongé dans ce brancard, blafard, la chemise tachée de vomi et de sang. Je distingue très bien l'équipe des forces de l'ordre qui essaient de m'évacuer de la navette le plus vite possible. J'arrive même à voir le corps de Laroche-Tellier. On est en train d'étaler un grand linge sur son cadavre, mais j'ai bien vu les coups de poignards dans son ventre et l'ouverture béante dans sa gorge. Du travail de salaud, si vous voulez mon avis. Et puis, je ne suis pas idiot, je sais très bien ce qu'il va se passer. Un grand couturier assassiné dans sa navette spatiale, et retrouvé en compagnie d'un prostitué camé jusqu'aux yeux, pas besoin d'un dessin. Enfin, ça ne me dérange pas plus que ça, de toute manière, je suis mort.
C'est tout de même ironique. Je n'avais pas touché à la drogue depuis exactement vingt ans, depuis ce jour où Elie m'a sauvé la vie. Et aujourd'hui, je me retrouve bêtement en pleine overdose juste parce que je suis la tête de turc idéale. C'est ironique, et c'est dommage. J'aurais aimé revoir mes amis, et aussi Elie, une dernière fois. J'aurais voulu leur dire que je les aime. Cela les aurait probablement choqué, étant donné que je ne suis pas du genre à me dévoiler, mais tant pis, cela m'aurait fait plaisir. Mais maintenant c'est trop tard.
Les policiers emmènent mon corps. On dirait bien qu'ils ont quelques réflexes de secouristes. Est-ce qu'ils essaient de me ramener à la vie ? Ils me conduisent sur ce qui ressemble fortement à une base militaire... Si jamais je me réveille là-bas, je n'aurai pas beaucoup d'espoir de prendre la poudre d'escampette... Pourquoi ne me laissent-ils pas où je suis ? De toute manière, ils me considèrent déjà comme quelqu'un de mauvais. Je ne suis pourtant pas mauvais. Qu'est-ce que c'est que le mal, de toute manière ? Et le bien ? Ces gens-là ne se posent pas la question. Pour eux, je ne suis qu'une pute, un junkie, un assassin. Qu'ils me laissent donc où je suis...
Les paupières de Gaëtan s'entrouvrirent. Il entendait le son d'une sorte de pompe dont le mouvement était synchronisé à son souffle. Il avait mal partout. La douleur était insupportable. Il distingua une femme aux cheveux blonds qui donnait des ordres à des hommes en blanc. Elle se tourna vers lui.
Monsieur ! Monsieur ! Ouvrez les yeux, regardez-moi ! Restez éveillé !
Gaëtan se sentait tellement fatigué... Il préférait retourner là où il était quelques instants auparavant. Et pourtant, cette fois encore, il sentait qu'il ne mourrait pas. Mais cette nouvelle n'avait rien d'excitant, sans son ange pour veiller sur lui...
Il m'est presque impossible de relater un souvenir d'enfance. Lorsque j'essaie d'y penser, mon esprit s'embrume. Tout ce dont je me souviens, c'est que ma vie n'était qu'errance. J'errais sans autre but que de survivre, à travers les rues d'une ville grise et morne. Je vivais avec une bande de gamins des rues qui, comme moi, tentaient de survivre au jour le jour. Je me souviens que, parmi eux, se trouvaient plusieurs adolescents qui passaient pour les chefs du groupe. Il me semble que l'une d'entre eux était particulièrement attentionnée avec moi. Au fil du temps, j'ai fini par me demander s'il ne s'agissait pas de ma mère. Quant à mon père, il pouvait être n'importe lequel des autres chefs de la bande. Au fond, ça n'a pas grande importance.
J'ai découvert la drogue alors j'étais encore un enfant. C'était à la fois un réconfort et une torture pour moi. Je pense que c'est pour cette raison que j'ai peu de souvenirs de cette période. Je me suis détruit physiquement, et mentalement. J'avais treize ans quans j'ai failli mourir d'overdose. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis réveillé au beau milieu des ordures. J'imagine que mes camarades ont dû m'y déposer pour se débarrasser de mon corps, histoire de ne pas avoir d'ennuis. Bref, je me suis réveillé dans une ruelle sombre, entouré d'ordures. Je crois bien qu'il pleuvait. J'avais des nausées, et je crois que j'ai vomi plusieurs fois. Etonnament, je n'avais pas peur. J'étais même calme. Je me sentais simplement... Seul.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans ces ordures. Je me souviens m'être évanoui plusieurs fois, et à chaque réveil, la luminosité était différente. A chaque réveil, j'étais un peu déçu. Je pense que j'attendais la mort avec impatience. En réalité, je ne voyais pas comment j'aurais pu un jour me relever et repartir vivre ma vie comme si rien ne s'était passé. On m'avait cru mort, il fallait donc que je meure. L'attente était difficile. L'attente, et la solitude. J'étais tellement ravagé que je n'entendais presque plus rien. Je n'avais même plus de notion de temps. Mes yeux entrouverts ne percevaient que de vagues taches grises ou marron.
Et puis, tout à coup, une rupture s'est faite. L'espace et le temps ont recommencé à exister. Malgré la lourdeur de mes paupières, j'ai pu distinguer quelque chose, quelque chose de nouveau. C'était d'un rouge flamboyant, comme des flammes qui seraient venues m'entourer. J'ai tout de suite compris que quelque chose de grand m'arrivait. J'ai d'abord pensé que c'était l'ange de la mort qui venait enfin me chercher, mais j'ai très vite compris que ça n'avait rien à voir. J'ai cligné des yeux plusieurs fois, et ma vision s'est corrigée. Il y avait un visage. Le plus beau visage qu'il m'ait été donné de voir. Ses traits étaient fins, sa peau était pâle, ses lèvres charnues et roses ressemblaient à une fleur en bouton, ses yeux d'or me scrutaient au plus profond de moi. Mais surtout, surtout... Le visage de l'ange était entouré d'un halo de sang. Sa longue chevelure rouge virevoltait tout autour de lui, et venait me chatouiller le visage. J'ai ouvert plus grand les yeux, et l'ange m'a souri. J'ai rassemblé le peu de forces qu'il me restait, et j'ai tendu le bras. J'ai attrapé une mèche de ses cheveux, et je l'ai portée à mes lèvres. Je me rappelle encore son odeur... A ce moment là, les ténèbres m'ont envahies, mais je savais que je ne mourrais pas. Au contraire. Je venais de naître.
J'ai vite découvert que l'ange était un homme. Un homme exceptionnel. Il m'a recueilli, il m'a remis sur pied, il m'a aidé à me débarasser de la drogue, il m'a éduqué. Il m'a littéralement pris sous son aile. Je suis devenu son intendant. Je le suivais partout, je l'aidais à s'habiller, je prenais ses rendez-vous. Grâce à lui, j'ai découvert un univers que je ne suopçonnais pas.
Mon bienfaiteur n'était autre qu'Elie Moon, le gérant de l'Atome Crochu. Grâce à lui, j'ai rencontré énormément de gens. J'ai passé la fin de mon adolescence à donner des coups de mains dans les loges du cabaret, ou en salle, dans le restaurant. J'ai beaucoup appris, pendant ces quelques années. Elie m'a appris à me comporter comme il se doit en haute société, mais il m'a donné aussi bon nombre de réflexes à avoir lorsque l'on côtoie les bas-fonds.
Au bout d'un peu plus de trois ans, j'ai demandé à Elie si je pouvais essayer de travailler à l'extérieur de l'Atome Crochu. Il faut dire que je n'en étais presque jamais sorti. J'ai fini par avoir son aval. Il savait parfaitement bien que je lui étais entièrement dévoué. J'ai alors enchaîné de courtes missions de ci, de là, j'ai été groom, majordome, et même serveur lors de la soirée d'inauguration d'un vaisseau. J'ai beaucoup observé les gens autour de moi, durant les deux ans qui ont suivi. Peu à peu, j'ai commencé à comprendre un peu mieux ce qui habitait les gens.
J'ai fini par revenir auprès d'Elie. J'avais alors dix-neuf ans. Je lui ai fait part de mes projets. Il m'a fait rencontrer les danseurs de la boîte gay de l'Atome Crochu. Ceux-là m'ont initié, dans beaucoup de domaines. J'étais alors un très beau jeune homme. J'avais fait ma poussée de croissance un peu en retard, mais le résultat en valait la peine. Après quelques mois au sein de la troupe de danseurs, j'avais renforcé ma musculature, j'avais acquis de la souplesse, et j'avais surtout un bon nombre de fidèles qui craquaient pour mes yeux bleus et mes cheveux noirs un peu trop longs. J'ai quitté la troupe, je me suis acheté plusieurs costumes qui, selon Elie, me mettaient bien en valeur, et je suis parti en chasse. J'ai commencé par proposer à mon ancien public mes services en tant qu'escort boy. Je me suis constitué un répertoire assez conséquent. Puis j'ai commencé à avoir du succès auprès des femmes. Le métier d'escort payait très bien, et pour la première fois de ma vie, j'acquérais un peu d'autonomie.
Un jour, j'ai été appelé par une bande de jeunes filles un peu euphoriques. J'avais l'impression qu'elles ne comptaient pas que sur mes services en tant qu'escort, mais cela ne me faisait ni chaud, ni froid. J'y étais habitué. Il faut dire que ça décuplait mon salaire. Bref, je me suis rendu à l'adresse indiquée. C'était une bande de copines, elles avaient approximativement mon âge. Elles ont toutes commencé à me séduire, mais l'alcool aidant, elles se sont vite retrouvées empilées les unes sur les autres, à ronfler bruyamment. Il n'en restait plus qu'une. C'est avec elle que j'ai honoré mon contrat. Nous avons beaucoup discuté ensemble. Je me suis aperçu qu'il existait des gens avec qui je me sentais bien, en dehors d'Elie. Nous nous sommes revus quelques jours plus tard, en dehors de mon travail. Elle avait un nom imprononçable, elle m'a demandé de l'appeler Slow. Je ne le savais pas, mais elle allait devenir ce que je n'avais jamais eu jusque là : une amie.
Quelques mois plus tard, elle m'apprenait que son frère revenait de son service militaire. Elle m'invitait à la fête qu'elle organisait en l'honneur de son retour. Moi qui étais habitué aux nuits de débauche des grands politiques ou aux soirées arrosées des stars de la jet-set, je suis tombé en plein milieu d'une sorte de garden party à l'ambiance bonne enfant. C'était tout à fait nouveau pour moi, et je mentirais si je disais que je ne me suis pas amusé ce soir-là. J'ai enfin rencontré Newton, le frère de Slow. C'était un type aux allures banales, qui n'avait pas encore dix-huit ans. Quelque chose de bon se dégageait de lui. Je l'ai discrètement observé toute la soirée avec lui. Le lendemain, nous avons discuté. Au final, lui aussi est devenu mon ami.
Jusque là, j'avais connu la solitude, lorsque je n'étais pas auprès d'Elie. Les gens ont tendance à avoir des a priori sur les strip-teasers et les prostitués. Mais ce n'était pas le cas de Slow et de Newton. J'ai commencé à mener une sorte de double vie, une vie pour Elie, et une autre pour Slow et Newt. Ils m'ont appris à m'ouvrir aux autres, moi qui ai toujours été neutre et solitaire. J'ai appris à montrer un peu plus le peu d'émotions que je ressentais. J'ai même eu quelques relations dites sentimentales ça et là. Mais malgré tous leurs efforts, ils n'ont jamais réussi à me faire comprendre ce que pouvait être l'amour.
Avec le temps, je me suis beaucoup rapproché de Newton. Il est d'ailleurs passé par de sombres périodes. J'ai fait en sorte d'être le plus souvent possible à ses côtés, pour le soutenir. C'était vraiment un homme attachant. Je me rappelle, le jour où il a appris de terribles nouvelles à propos de son père, décédé quelques temps auparavant... Il était dévasté. Mais, je dois l'avouer, je ne comprenais pas son désarroi. Pour ma part, je vivais sans parents, et je ne cherchais même pas à les connaître. Je l'ai consolé du mieux que j'ai pu. C'était mon meilleur ami. Je me rappelle encore de l'odeur de sa peau...
Comment se fait-il que mes souvenirs soient si vivaces, alors que je suis mort ? Le plus étonnant, c'est que je me vois, allongé dans ce brancard, blafard, la chemise tachée de vomi et de sang. Je distingue très bien l'équipe des forces de l'ordre qui essaient de m'évacuer de la navette le plus vite possible. J'arrive même à voir le corps de Laroche-Tellier. On est en train d'étaler un grand linge sur son cadavre, mais j'ai bien vu les coups de poignards dans son ventre et l'ouverture béante dans sa gorge. Du travail de salaud, si vous voulez mon avis. Et puis, je ne suis pas idiot, je sais très bien ce qu'il va se passer. Un grand couturier assassiné dans sa navette spatiale, et retrouvé en compagnie d'un prostitué camé jusqu'aux yeux, pas besoin d'un dessin. Enfin, ça ne me dérange pas plus que ça, de toute manière, je suis mort.
C'est tout de même ironique. Je n'avais pas touché à la drogue depuis exactement vingt ans, depuis ce jour où Elie m'a sauvé la vie. Et aujourd'hui, je me retrouve bêtement en pleine overdose juste parce que je suis la tête de turc idéale. C'est ironique, et c'est dommage. J'aurais aimé revoir mes amis, et aussi Elie, une dernière fois. J'aurais voulu leur dire que je les aime. Cela les aurait probablement choqué, étant donné que je ne suis pas du genre à me dévoiler, mais tant pis, cela m'aurait fait plaisir. Mais maintenant c'est trop tard.
Les policiers emmènent mon corps. On dirait bien qu'ils ont quelques réflexes de secouristes. Est-ce qu'ils essaient de me ramener à la vie ? Ils me conduisent sur ce qui ressemble fortement à une base militaire... Si jamais je me réveille là-bas, je n'aurai pas beaucoup d'espoir de prendre la poudre d'escampette... Pourquoi ne me laissent-ils pas où je suis ? De toute manière, ils me considèrent déjà comme quelqu'un de mauvais. Je ne suis pourtant pas mauvais. Qu'est-ce que c'est que le mal, de toute manière ? Et le bien ? Ces gens-là ne se posent pas la question. Pour eux, je ne suis qu'une pute, un junkie, un assassin. Qu'ils me laissent donc où je suis...
Les paupières de Gaëtan s'entrouvrirent. Il entendait le son d'une sorte de pompe dont le mouvement était synchronisé à son souffle. Il avait mal partout. La douleur était insupportable. Il distingua une femme aux cheveux blonds qui donnait des ordres à des hommes en blanc. Elle se tourna vers lui.
Monsieur ! Monsieur ! Ouvrez les yeux, regardez-moi ! Restez éveillé !
Gaëtan se sentait tellement fatigué... Il préférait retourner là où il était quelques instants auparavant. Et pourtant, cette fois encore, il sentait qu'il ne mourrait pas. Mais cette nouvelle n'avait rien d'excitant, sans son ange pour veiller sur lui...