- Mais elles n'ont rien de spécial, mes pâtes !
- Rien de spécial ? Mais regardez-les ! Elles baignent dans l'huile !
Le coq jeta un œil à sa marmite.
- Elles sont très bien, mes pâtes...
- Les pâtes, ce sont déjà des sucres lents. Vous y ajoutez de la sauce, dans laquelle il y aura probablement de la crème ou du beurre, qui sont composés de graisses. Si vous rajoutez de l'huile dans les pâtes, ces pauvres chéris vont être malades ! Écoutez, je vais vous préparer une liste des aliments à proscrire ici, et aussi des recettes de remplacement pour les sauces. Oh, et pensez à faire plus souvent de la salade, du moins, si vous en avez en stock...
Le coq lança un regard sans équivoque à son interlocuteur, qui poursuivit, un peu gêné :
- Oui, bon... J'imagine que ça ne doit pas être facile de se procurer des légumes frais par ici... En tous cas, attendez-vous à devoir changer quelques petites choses dans vos menus d'ici peu.
- C'est vous l'doc, Doc.
- A très bientôt, alors ! Sur ces mots, l'homme quitta les cuisines. Il n'était pas peu fier d'avoir convaincu le Commandant de Balras de surveiller l'alimentation de ses hommes. On sous-estimait bien trop souvent les conséquences d'une mauvaise alimentation sur le corps humain. Évidemment, ce n'était pas forcément le plus important, mais il fallait en tenir compte. Et, au fond, quitte à être coincés au beau milieu du néant, autant prendre le temps d'aller au fond des choses.
D'ailleurs, il faudrait surveiller l'alimentation du Commandant de Balras. Un teint aussi cireux ne pouvait provenir que d'un dysfonctionnement du foie, et ça n'était dans tous les cas pas quelque chose de très bon. Un de ces jours, il finirait par claquer entre les doigts de tout le monde, comme ça, paf ! Il attraperait probablement un ulcère ou se retrouverait avec une hématémèse. Enfin, pour le moment, il allait bien, et il était en d'assez bonnes dispositions pour autoriser le médecin à chambouler les habitudes alimentaires des soldats de Nimue. Autant en profiter. D'autant que la diététique avait longtemps passionné le médecin, non pas qu'il ait besoin lui-même, étant plutôt dégingandé, mais parce que sa curiosité naturelle l'avait poussé à mener pas mal de recherches dans ce domaine.
Le médecin enfonça les poings au fond des poches de sa blouse blanche, et traversa les couloirs en sifflotant. De temps à autres, il croisait un militaire ou deux, qui le saluaient d'un « Salut, Doc » ou d'un humoristique (mais anticipé) « Quoi d'neuf, Docteur ? », et auquel il répondait toujours chaleureusement. Il finit par arriver devant les portes de l'infirmerie du vaisseau, et il y entra en trombe.
On ne peut pas dire qu'une infirmerie militaire soit un lieu enchanteur. Comme dans n'importe quel établissement de soins, l'air charriait les odeurs de désinfectant et de gel stérilisant pour les mains, la lumière crue mettait en valeur la froideur des murs, les placards étaient remplis de boîtes à la dénomination complexe, et, ça et là, des malades ou des blessés attendaient qu'on s'occupe d'eux, ou bien tout simplement de guérir. Pas étonnant que tant de gens détestent les hôpitaux.
Mais cette infirmerie, celle de Nimue, c'était le quartier général du docteur Baltimore. C'était ici qu'il passait le plus clair de son temps depuis déjà quatre ans. Quand le prédécesseur du docteur Andorias avait pris sa retraite, on lui avait même proposé le poste de médecin-chef. Cela l'avait flatté, et montrait bien qu'on avait confiance en ses qualités de médecin. Néanmoins, il avait refusé cette offre. Le docteur Baltimore était un peu girouette : il changeait constamment d'envies, de centres d'intérêt, et il avait besoin de se sentir libre de partir à l'autre bout du Cercle à n'importe quel moment. Il avait donc laissé le poste au docteur Andorias, et appréciait, jour après jour, de pouvoir exercer son métier sans avoir une tonne de responsabilités sur les épaules.
Je suis de retour, Vincent ! clama-t-il en pénétrant dans l'infirmerie.
Son collègue et supérieur n'était pas en vue. Soit il s'était absenté, soit il était en consultation dans une des petites chambres de l'infirmerie. En tous cas, seul le troisième médecin était présent, et il se trouvait dans le bureau, à en juger par le bruit caractéristique du clavier d'ordinateur sur lequel on pianote qui s'échappait de la petite pièce. En un coup d'œil, le médecin fit un état des lieux mental : les seringues et la gaze avaient été réapprovisionnés, tous les malades étaient pris en charge, les ordonnances, comme le montrait le classeur vert posé fermé sur une étagère, étaient à jour. En un mot comme en cent : il n'y avait rien à faire.
Il passa la tête dans l'encadrement de la porte du bureau. Son collègue tapait avec frénésie sur le lourd ordinateur de bureau.
- Je n'arriverai jamais à comprendre comment tu peux aimer faire ça.
- Je n'aime pas faire ça. Ça m'occupe. lui répondit le médecin sans lever les yeux de son écran.
- Je peux prendre le portable ? enchaîna le docteur Baltimore.
- Vas-y, tu vois bien que personne ne s'en sert. Oh, Elohim !
Le médecin, qui avait déjà l'ordinateur portable sous le bras, s'arrêta net dans sa lancée et se retourna vers son collègue.
- Oui ?
- Le lieutenant Einar est passé tout à l'heure.
- C'est pas vrai, qu'est-ce qu'il lui est encore arrivé ?
- On dirait qu'il a attrapé la grippe.
- La... La grippe ??
Pour toute réponse, le médecin haussa les épaules en souriant d'un air désolé, puis se pencha de nouveau sur son ordinateur, et recommença à taper des rapports médicaux. Elohim, puisque tel était son prénom, finit par hausser les épaules à son tour, et retourna dans l'infirmerie. Comment pouvait-on attraper la grippe dans un vaisseau qui n'avait pas atterri ni accueilli de nouvelles têtes depuis plus de deux mois ? Il n'y avait assurément que le lieutenant Einar pour réussir un tel tour de force.
Elohim s'installa sur une table et ouvrit l'ordinateur portable. Il commença à y écrire une liste d'ingrédients à proscrire, suivis de ceux qui devraient les remplacer. Le coq de Nimue n'avait pas l'air très pressé de remettre en question ses menus, mais puisqu'il n'y avait rien d'autre à faire... Très concentré, Elohim ne cessait de pianoter sur le clavier que pour fourrager pensivement dansses cheveux blond cendré parsemés de blanc, puis, l'air d'avoir retrouvé ce qu'il cherchait à écrire, il se remettait à la tâche. Il était en train de se demander dans quelle proportion le lait devait remplacer la crème fraîche, quand les portes de l'infirmerie s'ouvrirent dans un grand fracas. Elohim tressaillit de surprise, et se tourna vers le nouvel arrivant. C'était un grand gaillard qui mesurait au bas mot 1m90, et s'il n'était pas beaucoup plus grand qu'Elohim, il le dépassait amplement en largeur. A dire vrai, on aurait pu mettre au moins trois Elohim dans l'un de ces mastodontes. Celui-ci, l'air maussade, s'adressa directement au médecin.
- Doc, j'me suis fait un tour de rein, vous pouvez me faire un coup de laser ?
Elohim ne cilla pas, et pourtant, il n'en pensait pas moins. Avec la médecine moderne, on arrivait à beaucoup de résultats en très peu de temps. La médecine au laser, en particulier, avait amélioré d'un coup le quotidien de milliards de personnes. On s'en servait pour des tas de problèmes, du lumbago aux douleurs gastriques, en passant par les migraines et les entorses. Une séance ne durait jamais plus de vingt minutes, et le patient était automatiquement soulagé. Ça ne corrigeait pas le problème en profondeur, mais c'était souvent mieux que rien.
Le problème, c'était qu'Elohim n'aimait pas utiliser le laser pour tout et n'importe quoi. Et surtout pas pour une douleur musculaire ou articulaire. Sans se départir de son air aimable, il indiqua un box à son patient.
- Installez-vous et mettez-vous torse nu, je vous prie, je suis à vous dans un instant.
Tandis que le soldat s'exécutait, le médecin refermait l'ordinateur portable et enfilait des gants. Il rejoignit ensuite le militaire et tira le rideau derrière lui. Il commença à l'ausculter. Il palpait délicatement mais avec fermeté le dos musculeux, tout en demandant des précisions sur les douleurs ressenties sous le contact de ses doigts. Après quelques instants, il avait une idée de ce qui faisait souffrir le pauvre homme. C'était aussi grave que ça en avait l'air : il était simplement trop tendu.
*Évidemment, dans ce genre de cas, c'est toujours le dos qui ramasse en premier...* pensa le médecin.
Il retira ses gants, les jeta dans une corbeille prévue à cet effet, et se planta devant son patient, les bras croisés, et l'air tout à fait affable.
- Pas d'inquiétude à avoir, vous ne vous êtes pas fait un tour de reins.
- Ah, ça c'est une bonne nouvelle...
- Je pense donc que vous n'avez pas besoin de laser.
Silence. La déception du militaire était presque palpable.
- Mais j'ai mal au dos, il faut bien y faire quelque chose, non ?
- Bien sûr ! Je n'ai pas dit que je n'allais rien faire ! Il suffit de peu de choses, vous savez. Je vais vous prescrire un peu d'homéopathie et des étirements yogiques quotidiens, et...
- Ecoutez, Doc, l'interrompit le soldat. J'vous trouve très bon et tout ça, mais avec tout le respect que je vous dois, j'ai pas de temps à perdre avec des méthodes pour lopettes. Alors j'aimerais bien que vous me passiez un petit coup de laser et qu'on n'en parle plus. Et si vous voulez pas, eh bien... J'en toucherai un mot au docteur Andorias, si vous voyez c'que j'veux dire...
*Mais c'est qu'il me menace de tout rapporter, le petit chenapan ! C'est de mieux en mieux, on perd un an d'âge mental tous les 10 000km parcourus ou quoi ?* songea Elohim. Affligé, mais n'en laissant rien paraître, il répondit :
Je vois, je vois... Eh bien, je vais chercher l'appareil, alors. Je vous laisse retirer votre pantalon, si ça ne vous dérange pas. Et il sortit du box. Il balaya la pièce du regard. Toujours personne en vue. Même l'infirmière avait disparu. Parfait, il allait pouvoir mettre son plan à exécution. Il s'empara d'un appareil sur roulettes et d'une couverture qui traînait sur un lit, et rejoignit son militaire qui l'attendait, en caleçon.
*Voilà au moins un avantage à travailler pour l'armée : les patients savent ce qu'exécuter un ordre veut dire...* se dit Elohim en allumant l'appareil.
Avant de commencer le laser, il faut prendre des clichés de vos muscles. Par mesure de précaution. Je vais donc vous demander de prendre certaines positions tandis que je vous prendrai en photo.
Sous le regard suspicieux de son patient, Elohim étendit la couverture au sol.
Allez-y, asseyez-vous en tailleurs par terre, le dos bien droit, mais sans le raidir. Voilà. Relâchez les épaules. Posez les mains sur vos genoux. C'est très bien. Je vais prendre le premier cliché, en attendant, respirez profondément et paisiblement. Parfait.
Elohim appuya sur un bouton et la machine émit un déclic très sonore.
Très bien. Maintenant je vais vous demander de vous mettre debout. Merci. Levez-les bras au dessus de votre tête et étendez votre dos. N'oubliez pas de respirer profondément !
C'est ainsi qu'Elohim fit prendre au soldat la posture de l'arbre, les deux postures du chat, et termina par celle de la tête de vache, en bref : un enchaînement de yoga idéal pour les maux de dos. Le militaire avait bien l'air de commencer à se douter de quelque chose, mais il exécuta tous les ordres d'Elohim sans broncher pendant que celui-ci faisait toujours mine de prendre ses clichés.
Parfait, c'est parfait, vous pouvez vous relever, maintenant, j'ai tout ce qu'il me faut.
Elohim fit mine de manipuler sa machine tout en observant son patient. Celui-ci s'était relevé, et il effectuait quelques mouvements de bras et de bassin, comme s'il testait sa souplesse. Il avait l'air passablement étonné.
*Bien, la petite touche finale, maintenant...* pensa Elohim. Il se redressa et lança au soldat :
Bon, eh bien on va pouvoir passer au laser ! Vous allez voir, ça va vous requinquer ! Le soldat eut l'air d'hésiter, mais ne dit rien. Le médecin poursuivit : Je m'souviens, une fois, j'ai fait faire une séance de laser à un type qui n'avait pas du tout mal. Je crois bien qu'il essayait de se faire réformer. Enfin toujours est-il que je lui ai donné un coup de laser dans la jambe, et que ça l'a paralysée. Le pauvre marche toujours avec une béquille, aujourd'hui. Depuis, je prends toujours le temps de bien ausculter mes patients avant de les passer au laser.
Cette fois-ci, Elohim en était sûr : le soldat avait pâli. Il commença à mettre en place le laser - un appareil imposant - à côté du lit médicalisé près duquel se trouvait son patient, puis, l'air pensif, ajouta :
- Remarquez, au final, il a eu ce qu'il voulait : il s'est fait réformer.
Le soldat semblait agité, il se tordait les doigts nerveusement, et son visage était terne et luisant de sueur. Il s'éclaircit la gorge, puis bredouilla :[/i]
- Euh... Doc ?
- Ouiii ? répondit Elohim avec un grand sourire.
- Je... Je crois que j'me sens mieux, en fait. Du coup, vous embêtez pas avec le laser, hein, je... J'vais p'tet' y aller.
- Oh, vous êtes sûr ? Parce qu'il est presque prêt !
- C'est bon, Doc, ça ira, j'vous assure !
- Bon, bon, d'accord, c'est comme vous voulez... Je vous laisse vous rhabiller alors... répondit Elohim d'un air visiblement déçu en sortant du box. Il tira le rideau derrière lui, puis alla ranger le laser dans son placard, son habituel petit sourire espiègle au visage.
- Bon ben merci, Doc, au revoir... dit le soldat en se dirigeant vers la porte de l'infirmerie. Elohim s'étonna de la rapidité avec laquelle l'homme s'était rhabillé, mais n'en dit rien.
- Au revoir, mon grand ! répondit-il, enjoué. Pour une fois, il ne se fit pas échauffer les oreilles pour s'être adressé aux soldats comme s'il s'agissait d'élèves de grande section de maternelle.