Si Gilad Antilles n’était pas homme à se laisser abattre, force lui était de reconnaître qu’il se sentait un peu moins sûr de lui qu’à l’accoutumée, ces derniers temps. Et quand on y regardait de plus près, franchement, on pouvait dire qu’il y avait de quoi. Franchement, qui était-il vraiment ? Après ce qui avait été le début d’une brillante carrière au sein de la flotte du Cercle, le voilà qui traînait ses guêtres depuis bientôt un an sur le pont d’une vivenef pirate qui faisait des farces aux nouvelles recrues. Il y avait de quoi se poser des questions…
Après plusieurs années à se plonger dans le monde de la piraterie et du brigandage alors qu’il avait passé toute sa vie d’avant à les pourchasser, c’était tout de même un comble que de mettre ses talents aux services de la rapine et de la gloire de l’ombre. D’un autre côté, il aurait pu tombé bien plus mal ; servir sur l’une des vivenefs était assurément une expérience intéressante, et il avait de quoi mettre ses capacités de pilote et de tacticien à l’épreuve lorsque le commandant décidait qu’il était temps d’arraisonner un vaisseau. Mais tout de même, il y avait des jours où le chef d’escadrille Phantom se demandait s’il avait fait le bon choix.
Il esquissa un rictus amer et fit tourner le verre encore plein entre ses mains, accoudé au comptoir du bar de service d’Adonis. Tu parles… Ce n’était pas comme si un autre choix s’était présenté à lui : il avait fait ce qui était nécessaire. Pour faire en sorte que les choses fonctionnent, il ne fallait pas hésiter à se sacrifier et à passer pour ce qu’il était aux yeux des autres. Ils comprendraient le moment venu, pour autant que moment venu il y ait…
Pour l’heure, Gilad avait décidé de ruminer ses pensées dans le bar, où il profitait de la solitude tout en sirotant de quoi l’accompagner ; il n’était pas homme à boisson, mais savait apprécier un tel réconfort lorsqu’il pouvait se le permettre. Et dire qu’il n’avait même pas pris la peine de se renseigner sur la destination actuelle d’Adonis. Bah, il avait certainement reçu un mémo ; il le consulterait plus tard sur son terminal personnel. Maintenant, il avait envie de calme. Histoire de faire le point, et de passer la situation en revue. Une situation qui le faisait hésiter entre l’amusement contraint et le dépit forcé : il était censé commander l’escadrille de ce vaisseau intelligent, et il n’avait même pas la moitié des appareils équipés de pilotes qualifiés. Et aller essayer d’apprendre à des pirates casse-cou qui ne pensaient qu’à s’éclater en remplissant leur quota d’acrobaties des notions d’analyse tactique et de stratégie de vol. Rien qu’appuyer sur le bon bouton lorsqu’il s’agissait de faire un balayage, et comprendre qu’il y en avait d’autre que sur la commande de tire, ce n’était pourtant pas si sorcier, non ?
Poussant un soupir, l’officier regarda le fond de son verre à travers le liquide ambré qu’il contenait et se demanda s’il ne devait pas déjà s’en procurer un deuxième, au point où il en était… Tout en sachant parfaitement qu’il en serait jamais assez faible pour se laisser aller jusqu’à l’ivresse : quand on a un standing à tenir, on fait en sorte de le garder impeccable. Or de question de détériorer son image. Il était le chef Gilad Antilles, et le chef Gilad Antilles ne buvait pas pour oublier, et encore moins pour se mettre à chanter des chansons paillardes.
Et puis, il avait besoin de bouger. Si Gilad était volontiers quelqu’un de contemplatif –il pouvait passer des heures à étudier une œuvre d’art pour en déceler toutes les implications de l’artiste et en dresser un portrait quasi-comportemental- il avait aussi le pilotage dans le sang, et si il était désormais de l’autre côté de la barrière, ça ne l’empêchait pas de profiter de chaque instant qu’il passait derrière le manche à balai de Valefore, le chasseur de défense du Cercle qu’il s’était permis d’emporter comme cadeau de départ. S’il voulait mener sa réelle mission à bien, hors de question de se reposer sur un vulgaire coucou recelé on ne sait où ! Il avait bien sûr passé plus d’une heure à s’accorder une séance d’exercices physiques afin de se maintenir en forme, comme d’habitude, mais ça tout de même pas pareil que voler. Et depuis le temps qu’il avait envie d’installer un simulateur quelque part sur Adonis, histoire de ne pas perdre la main et d’apprendre à ses pilotes à ne pas se relâcher hors mission…
Honnêtement, entre les scientifiques et leurs secrets qui se baladaient à bord et le relatif manque d’action typiquement pirate (1), il y avait des jours où Antilles se demandait ce que fabriquait le commandant Saffron. Gilad avait beau l’estimer pour un flibustier, il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que son fantasque capitaine avait derrière la tête. D’autant qu’il avait parfois l’air de ne plus trop savoir lui-même où il en était, notamment vis à vis des savants qui traînaient leurs guêtres ici et là dans les coursive du vieux vivenef. Ca intriguait beaucoup le chef d’escadrille, qui n’aimait pas voir des informations lui manquer, mais il se contentait de supposer qu’Adonis et son commandant savaient ce qu’ils faisaient. Pour l’instant.
Comme toujours lors des rares périodes où il se sentait enclin à un certain abattement, les images de sa fille vinrent s’imposer à l’esprit de Gilad. Elle devait maintenant avoir quoi, treize ans ? Une adolescente, et il ne savait même pas à quoi elle ressemblait en tant que petite jeune femme. Et dire qu’il ne pouvait même pas jauger d’un œil suspicieux les premiers garçons qu’elle devait ramener à la maison, comme tout bon père officier qui se respecte !
Poussant un profond soupir –ce qui ne lui ressemblait guère- Antilles reposa son verre sur le comptoir après en avoir bu une nouvelle gorgée et laissa le liquide presque brûlant descendre le long de sa gorge.
« L’avantage, avec les pirates, c’est qu’ils font toujours en sorte d’avoir de bons crus… » dit-il tout haut avant de lever les mains, coudes posés sur le bar, pour y laisser reposer son menton ceint de la fine barbe qu’il arborait toujours élégamment taillée. Pour aujourd’hui, il avait opté pour une tenue de pont sobre, entièrement noire. Si il restait raffiné dans sa manière de présenter, il n’avait pas pour autant l’habitude de se trimballer avec des couleurs vives sur le dos. D’autres faisaient ça très bien, et il les remerciait en général de ne pas le faire en sa présence, merci bien.
Bon, c’était pas tout ça, mais il avait encore un peu de travail à accomplir en cette journée ! Une inspection rapide des chasseurs installés dans le hangar, son habituel briefing quotidien avec ses pilotes –non mais s’ils croyaient pouvoir se relâcher ceux-là !- et de la paperasse à faire. Non pas que ce soit particulièrement demandé sur un engin comme l’Adonis, mais Gilad était homme à bien aimer garder un compte-rendu. Et puis, il trouverait sûrement du temps pour étudier quelques symboles de plus dans l’art conceptuel dit d’Ahtrassi. Quand on savait dans quel sens allait la courbe, on savait dans quel sens allait tout le reste, même celui de l’univers ; du moins c’est ce que prêchaient les partisans de ce concept, et si Gilad n’y croyait pas une seconde, ça l’aurait bien arrangé de savoir une bonne fois pour toute dans quel foutu sens tournait cette foutue galaxie.
« Mouais, et encore, ça me donnerait mal au crâne… » Il avait une nouvelle fois parlé tout seul, plus pour lui-même que pour un public éventuel. Il était tellement plongé dans ses pensées qu’il n’avait même pas regardé si d’autres membres de l’équipages traînaient de le coin. Si c’était le cas, il n’espérait qu’il n’y trouverait pas de pilotes de l’escadrille, et il l’espérait surtout pour eux. Antilles se gratta la barbe, et s’il faisait son maximum pour paraître aussi altier et sûr de lui que d’habitude, ce qu’il réussissait sans trop de peine, il se dit qu’il aurait vraiment besoin d’un deuxième verre…
(1) Arraisonner des navires, piller des trésors, séduire les femmes, faire brûler des trucs et rigoler très fort…